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Le Concierge par Grand-Père

Le Concierge

Le Concierge

Septembre

C’était la rentrée, Justinien fit sonner la cloche de la cour de récréation. Il ne le faisait que le premier jour d’école de l’année, toutes les autres fois c’était le klaxon électrique. Il tenait à cette tradition. Et cette fois-ci, c’était la dernière fois. Il aura bientôt soixante cinq ans et pourra profiter de sa retraite, comme ils disent.

Justinien regarde les enfants avec émotion. Quand il a commencé ici il y a trente deux ans, c’étaient toutes des petites têtes blondes, suivant le cliché usé, maintenant il y en a de toutes les couleurs. Pour lui, il n’y avait pas de différences. Tous étaient aussi turbulents, aussi polis ou aussi agréables qu’à l’époque. L’arrivée des filles dans cette école pour garçon lui a coûté plus de soucis. Elles exigeaient des toilettes plus propres. Quand elles étaient punies et devaient l’aider à nettoyer la cour, elles étaient bien moins obéissantes. Malheureusement cette punition n’était plus appliquée, ce qui lui enlevait un contact avec les élèves.

Les grands rentrent maintenant sagement en classe, les nouveaux sont perdus et ne savent pas encore s’organiser. Les parents aident avec gêne. Les rangs au cordeau, c’est du passé. Il ne se souvient pas quand et comment l’école est passée des rangs formels au mouvement anarchique vers les classes.

C’est sa dernière rentrée des classes et sa dernière année. Son successeur n’utilisera vraisemblablement que le klaxon et laissera la cloche au musée. Le nommera-t-on aussi Pierre, comme on l’a nommé lui. Son prédécesseur, c’était Pierre et la direction de l’époque n’a pas voulu changer d’habitude, donc il était devenu, Pierre lui aussi ; son vrai nom, Justinien était réservé à sa vie privée, en fait uniquement au bistrot du coin où il prenait un muscadet tous les samedis. Il était le dernier client à boire ce vin d’un autre âge. Le blanc chilien du patron, n’était pas mauvais, mais ce n’était pas la même chose. 

Décembre

C’est sa dernière Saint Nicolas. Combien de fois n’avait-il pas revêtu la tenue du Grand Saint et parcouru les classes ? Non pas qu’il approuve cette festivité. Il n’aimait pas tromper les gosses, mais cela faisait partie de sa fonction. Heureusement ils ne l’ont jamais reconnu. Du moins il l’espérait. Car il était leur dernier refuge quand ils devaient sortir de la classe, quand l’institutrice ou l’instituteur ne savait plus comment les manier. Ils venaient souvent chez lui chercher un peu de chaleur, un peu de reconnaissance, un peu d’attention et aussi une échappatoire pour leur trop plein d’énergie. Parfois un morceau de pain avec du chocolat chaud. Il savait mieux que quiconque, quels enfants étaient mal nourris, que ce soit par négligence des parents ou par manque d’argent.

Si le concierge doutait de beaucoup de chose, il était persuadé que ce dernier rempart qu’il offrait aux petits contre la difficulté de la vie était plus important que toutes les leçons officielles des professeurs. Il était certain que les larmes qu’il avait séchées, les quelques mots qu’il avait échangés, le refuge qu’il offrait, avaient mieux formés ces petits cœurs que tous les cours réglementaires. Il fallait amener les rebelles qui ne trouvaient pas de place dans notre société sur un chemin positif.

Dans la solitude de sa vie, il avait un album avec les résultats des écoles supérieures où ses enfants ont brillé, avec des résultats universitaires, bien plus rares, avec des articles de journaux. Surtout de Marcelline qui est devenue ministre, pas longtemps, moins qu’un an, mais quand même il en était fier. L’énergie de cette gamine, son influence sur les autres, sa bonhomie expliquent son succès, alors que son espièglerie et ses désobéissances à répétition en auraient fait douter à l’époque. Malheureusement tous n’ont pas si bien tourné. Quelques un ont même fini en prison. Une fois par mois, une fois tous les deux mois il allait leur rendre visite, les soutenir, surtout ceux que la famille et les proches avaient laissé tomber. Il leur répétait le message qu’il distribuait quand ils venaient dans sa loge. Je ne te donne pas raison, ni tort d’ailleurs, d’autres font cela ; moi je ne veux que te donner un havre de tranquillité pour recharger tes batteries.

Avril

Une gamine pleurait à gros hoquets. Elle n’avait rien fait, mais devait malgré tout quitter la classe. Elle n’était pas une habituée et Justinien ne la connaissait presque pas, uniquement de vue dans les couloirs et la cour de récréation. Il aurait voulu, pour la consoler, la prendre dans ses bras. Mais il n’osait pas, pédophilie oblige. On accusait si facilement des gens de ce crime, en se basant sur des faits des plus minimes. Justinien en voulait à Dutroux. En plus de celles qu’il a tuées, ses victimes sont toute une génération d’enfants qui ne sont pas assez embrassés et qui sont trop protégés.

Il se contenta de passer sa main dans les cheveux de la petite, de la faire assoir à l’aise, au chaud dans sa loge et de lui laisser raconter son histoire. Elle devait se calmer, dépasser la crise, retrouver sa confiance en soi en ses certitudes sur le monde, accepter l’injustice et la méchanceté d’un système qui la broyait. Plus que tout autre notre concierge donnait de l’importance à ces moments de détresse enfantine. Il trouvait cela pire que pour un adulte. C’était la dernière fois qu’il aidait ainsi un enfant.

Mai

Voilà, c’est fini. C’est son dernier jour. La direction a préparé une petite cérémonie. Ce devait être une surprise mais on ne peut pas cacher une telle initiative à un bon concierge. Il fut quand même étonné. C’était à quatre heures, à la sortie des cours. Beaucoup d’enfants sont restés pour lui. Beaucoup de parents sont venus exprès lui rendre un petit hommage. Des anciens élèves aussi, Marcelline était là et Jean qui a reçu une permission expresse de la prison.

Il n’a pas entendu les discours. Il regardait ces visages d’enfants, ses enfants. Il n’a pas vraiment vu la médaille qu’on lui a donnée en remerciement. Il ne voyait que ces avenirs qu’il avait aidé à bâtir. Il se demandait s’il avait fait une différence, s’il leur avait ouvert des portes qui autrement seraient restées fermées. Il voulait croire qu’il fut important, qu’un ou deux d’entre eux ont une vie meilleure grâce à lui.

Et la lourde porte de l’école se referma derrière lui dans un petit bruit sourd, comme en son temps la porte de la prison de Saint Gilles. Mais alors il avait un but : faire quelque chose de sa vie, marquer la terre de son empreinte. Aujourd’hui, il ne prévoit que le vide, ponctué de quelques muscadets. 

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Coup de cœur : 9 / Technique : 6

Commentaires :

pseudo : BAMBE

un très beau texte assurément et tellement touchant! Coup de coeur