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BLACK SHOES par MARQUES Gilbert

BLACK SHOES

- Drôle d’idée ! Pourquoi intituler un blues "Les godasses noires" ?

 

Max se posait cette question depuis déjà plusieurs soirs. Il cognait machinalement sur les caisses et les cymbales de sa batterie. Isolé derrière ses écouteurs et les autres musiciens, il avait tellement répété ces concerts qu’il aurait été capable de réagir au millième se seconde si quelque chose n’avait pas tourné rond.

Le travail était tellement carré qu’au fond, il s’emmerdait. Bien sûr, c’était du boulot de pro et il en faisait partie mais aucune surprise ne venait émailler les représentations. Soir après soir, les mêmes solos se répétaient inlassablement sans aucune improvisation. Le chanteur dégoisait les mêmes vannes entre les morceaux pour essayer d’établir un contact avec le public. ça devenait lassant mais Max avait besoin de fric pour vivre, comme tout le monde alors, lorsque l’imprésario lui avait proposé cette tournée, il avait accepté. Pourtant, le style du mec qui tenait le haut de l’affiche ne correspondait pas vraiment au sien mais il remplissait les salles et, au fond, cela seul comptait. Que sa musique fut du rock-soupe de grande surface ne lui plaisait pas outre mesure mais c’était un boulot facile, pas trop crevant et bien payé alors…

Mais lui, Max, qu’aimait-il ? Le jazz un peu dingue issu du rythm ‘n blues et aussi le vrai rock pur et dur, complètement déglingué. Comme batteur, il s’était taillé une sacrée réputation et malgré ses cinquante balais passés, son étoile ne ternissait pas. Par contre, même s’il n’en disait rien à personne, ça devenait physiquement de plus en plus dur. Apparemment, il avait conservé toute la vitalité de sa jeunesse sur scène mais en dehors, il se sentait fatigué, usé.

Sa notoriété avait commencé dans les sixties. Depuis, il n’avait jamais vraiment cessé de se produire partout dans le monde en compagnie des plus grands. Malgré l’âge, il ne se lassait pas. La musique le possédait. Il vivait par elle et pour elle, exclusivement. Rien d’autre n’avait jamais réellement existé. La politique et les grands idéaux ne l’intéressaient pas. L’argent même lui importait peu. Il avait gagné des sommes fabuleuses sans jamais rien en conserver. Aujourd’hui, il était aussi fauché qu’à ses débuts. Quand il pensait à tout ce fric passé entre ses mains, il se demandait ce qu’il avait bien pu en faire. Il avait tout craqué, ou presque, dans l’acquisition d’un matériel toujours plus perfectionné, allant même jusqu’à faire fabriquer ses propres instruments sur mesure. ça lui avait coûté une fortune, probablement, malgré les conseils de son agent qui lui avait maintes fois répété d’investir dans autre chose pour assurer ses vieux jours mais il ne parvenait pas à s’imaginer devoir un jour cesser de jouer. Alors, il continuait, comme un forçat, à se décarcasser avec pour seuls outils ses baguettes d’ébène dans les mains.

Il ne possédait ni maison ni voiture. Depuis plus de cinquante ans, il habitait le même petit deux pièces qu’il avait partagé avec sa mère puis, cette dernière disparue, il était resté là, par habitude et commodité. Des tas de femmes avaient traversé sa vie mais il n’en avait retenu aucune. Il était depuis toujours marié à la musique trop jalouse pour lui permettre de partager sa vie avec quelqu’un d’autre sinon la nuit.

 L’amour, les grands sentiments, Max ne connaissait pas. Il éprouvait seulement de la passion pour son instrument et quand il ne jouait pas, il rôdait comme une âme en peine ou bien s’enfermait chez lui pour écouter encore et toujours de la musique. Perfectionniste, il travaillait comme un forcené. Il cherchait sans cesse le détail à améliorer, le son qui le distinguait de ses confrères. Max soignait son style. Il en était devenu inimitable même si ayant fait école, beaucoup essayait de le copier.

Max se disait parfois, lors des jours de spleen :

 J’ai rien. A mon

âge, c’est trop tard pour commencer une autre existence,

puis il ajoutait en riant,

j’suis comme les curés, j’ai la vocation !

Il ne regrettait rien ou, du moins, le laissait-il croire mais personne ne savait ce que pensait Max.

Le concert se déroulait sans anicroche. Le mec qui chantait continuait à gesticuler selon une chorégraphie convenue et sans fantaisie. Les minettes criaient. Des briquets s’allumaient. Des voix reprenaient en chœur les rengaines. Les mains applaudissaient. Des pieds frappaient le sol. Tout le monde s’agitait en suivant plus ou moins bien le rythme et gueulait à s’en rendre sourd. Rien de nouveau sous les sunlights.

Max se demandait pourquoi tous venaient là. Pressés comme des

Citrons, les uns contre les autres, chacun vivait son délire sans rien partager avec l’autre, même pas avec ce bonimenteur qu’ils entendaient à peine. Les musiciens pouvaient se tromper de note et lui taper à contretemps, ils ne s’en rendaient même pas compte.

Max connaissait ces publics fanatisés. A sa manière, il les détestait et les aimait à la fois. Ici, trop de monde ! La salle était trop grande pour que le courant passe entre le public et les artistes. Chacun jouait son rôle et sa partition, séparé par la barrière de la scène.

 Ce que Max préférait ? Les petits endroits pas forcément destinés aux concerts, avec le public tout proche, un petit groupe de musiciens et un chanteur pouvant délaisser le micro pour vibrer a capella. Max appréciait cette promiscuité favorable à la communion, au partage. Les gens pouvaient le toucher, voir les instruments de près, discuter ensemble. Il s’établissait un contact, un échange. Avec ses copains, il transmettait des sensations, des émotions. Ils en recevaient de nouvelles en retour qui se traduisaient dans leur jeu musical. Peu à peu naissait ainsi une sorte d’osmose d’où émergeait une transe, comme dans les églises noires lorsque les fidèles reprenaient les gospels. Le temps alors ne comptait plus. L’improvisation prenait le pas sur la composition et tout le monde participant, la musique s’enrichissait.

Max alors vibrait, sortait de lui-même. Il n’était plus le batteur mais la batterie tout entière. Son cœur battait au rythme du tempo, les notes coulaient dans ses veines. Quand les lumières s’éteignaient, que les gens partaient chez eux, transformés peut-être pour toujours par ces souvenirs qu’ils garderaient précieusement, Max se sentait épuisé mais heureux et libre. Lui non plus n’oubliait pas ces moments. Il ne quittait pas alors la scène vide et exsangue comme certains. Non, il s’enrichissait, au contraire, d’une nouvelle expérience merveilleuse le poussant à continuer sur la même voie pour être toujours meilleur, le meilleur dans sa solitude. Elle seule lui permettait d’apprécier son incommensurable bonheur. Il n’aurait su le partager avec personne.

Max parlait peu et s’il savait comment transmettre sa foi, il ignorait comment il aurait bien pu en parler. Trop égoïste, sans doute, ou trop maladroit.

 

En fait, Max était un type banal, simple et sans histoire.

Il avait eu la chance de naître à la bonne époque et de pouvoir vivre du métier qu’il aimait. Il aurait tout aussi bien pu passer sa vie à jouer dans des boîtes de seconde zone, avec des musiciens ringards mais le sort en avait décidé autrement. Sa célébrité ne lui était jamais montée à la tête. Elle l’intéressait seulement dans la mesure où elle lui permettait de se confronter avec les meilleurs pour donner le nec plus ultra de lui-même.

Il n’avait pas conscience qu’il devrait un jour raccrocher. Il refusait cette échéance. Elle lui paraissait impossible. Il ne l’envisageait du reste pas. Pour lui, une seule certitude : il crèverait sous le harnais de la musique, comme tous les autres.

Quand il avait commencé, tout môme, il n’imaginait pas son avenir plus loin qu’au lendemain. Au fil du temps, c’était devenu une philosophie. A vingt ans, il ne s’était pas posé la question de savoir si à cinquante il serait encore batteur. Aujourd’hui, il avait atteint ce seuil de maturité mais il ne s’interrogeait pas plus qu’hier pour se demander si à soixante dix il taperait encore sur ses caisses. Il laissait au hasard le soin de répondre à ces interrogations que d’autres se posaient pour lui. Il se foutait pas mal de mourir pourvu qu’il puisse vivre avec sa musique jusqu’à la fin.

 

Le concert s’achevait dans la confusion et le tohu-bohu. Rien que de très habituel…

Les baguettes dans ses mains inertes, Max découvrait dans la salle dont les lumières se rallumaient, une foule excitée. Lui se sentait étrangement calme. Il avait seulement chaud. Il suait.

Une cohorte de garde du corps empêchait les plus enragés de monter sur la scène. Max craignait ces débordements. Le chanteur s’était discrètement éclipsé. Peut-être avait-il déjà regagné son hôtel…

Demain, toute la troupe serait ailleurs, dans une autre ville, mais ce serait pareil. Dans l’immédiat, Max allait devoir plier et ranger son matériel. Il ne laissait ce soin à personne et ainsi restait-il souvent le dernier sur les planches. Quand il aurait terminé, il solliciterait l’aide des machinistes pour tout transporter dans un camion dont il superviserait le chargement. Après, il regagnerait sa loge, se doucherait, se changerait puis sortirait.

Parfois, il partait manger avec les autres. Le plus souvent, il s’en allait, solitaire, à la recherche d’un troquet pour boire une grande bouteille d’eau. Nul ne connaissait de vice à Max. Il ne fumait pas, ne buvait pas, ne se droguait pas. Il n’avait pas besoin de ces expédients pour tenir le coup et se sentir inspiré. Il lui suffisait de s’asseoir sur le tabouret, derrière sa batterie, et il se transformait. Max alors n’avait plus d’âge. Il ne ressentait plus aucune douleur. Il éprouvait seulement l’excitation qui précède le début du concert : quelques picotements dans les membres, des tortillons dans le ventre mais dès le premier coup posé sur la caisse claire, tout son trac s’envolait. Plus rien ni personne n’existait. Max n’était plus Max. Il devenait… musique.

Le concert achevé, Max redevenait un homme quelconque à l'allure modeste. Il mettait sa vie entre parenthèses jusqu’à la prochaine nuit. Son air ordinaire lui rendait service. Il pouvait ainsi se balader tranquillement sans avoir une bande d’abrutis accrochée à ses basques.

Ce soir pourtant, quelque chose le troublait. Il n’avait toujours pas compris pourquoi un compositeur dont il avait oublié le nom avait intitulé ce foutu blues "Black shoes". Pour la première fois de sa vie, Max prolongeait le concert. Il regarda ses pompes.

- Tiens, elles sont noires,

constata-t-il et il s’affala sur le trottoir humide de pluie.

 

Nouvelle tirée du recueil Nouvelles artistiques

 

Gilbert MARQUÈS

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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 458

Coup de cœur : 9 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : quésaco

"il est libre Max""y'en a même qui disent qu'ils l'ont vu voler"

pseudo : BAMBE

J'aime beaucoup cette nouvelle qui va chercher loin l'émotion pour donner toute l'ampleur d'une vie de passion. Avec toujours ce soucis d'une écriture de qualité alors pour le fond et la forme coup de coeur et technique.

pseudo : MARQUES Gilbert

Rien à voir avec la chanson d'Hervé CHRISTIANI, mon cher QUESACO. Max est seulement un de mes personnages qui revient cycliquement dans certains de mes textes. Eh oui, BAMBE, la nouvelle mensuelle vient de sortir. Merci pour vos appréciations régulières qui font de vous une inconditionnelle. Evocation ici de mon activité de musicien...