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Entre deux mondes. par cymer

Entre deux mondes.

Entre deux mondes.

 

 

   Il fait froid, je le sais car du givre recouvre les branches des arbres et le fer forgé des balcons, je le sais mais je ne le ressents pas. Il y a du vent, je le sais car les peupliers squelettiques penchent tous dans le même sens et les papiers s' envolent au dessus des toits, je le sais mais je ne le ressents pas. Les rues des villes sont trés bruyantes, je le sais car deux personnes séparées de quelques mètres s' aident de leur mains pour se parler, je le sais mais je ne l' entends pas.
Je navigue entre les bâtiments, au dessus des foules de gens et des embouteillages. Je pourrais éviter ces virages et ces lacets en traversant les obstacles, en passant à travers, mais je n' aime pas ça, mon âme se déchire en plusieurs fragments et j' ai toujours l' appréhension d'en perdre une partie à la sortie.
Je suis ce que les hommes appellent un fantôme, j' ai été vivant un jour mais je ne m' en souviens plus. Je suis juste une présence, une existance, mais personne ne peut me voir ni me parler, je ne ressents rien, je ne sais pas où je vais, je n' ai aucune notion du temps. Il parait qu' il m'est possible de déplacer des objets et que je suis immortel, je n' en sais rien je n' ai jamais essayé de faire tomber des cadres ni de lancer des pommes à travers les pièces. Immortel? peut-être ou peut-être pas.

   Dans la bise glaciale de cette matinée d' hiver, une femme en robe noire pleure, sanglotte, agenouillée au pied d' une pierre tombale. Elle a apporté des fleurs, un bouquet de roses, marguerites et tulipes. Le givre s' attache déjà sur le pourtour des pétales et sur la bannière marquée "à notre amour éternel". La date du décès est gravée depuis janvier mille neuf cent quatre-vingt douze, cela fait dix huit années que la femme quarantenaire fleurit plusieurs fois par semaine la tombe de son amoureux. Prières, paroles secrètes et regrèts murmurent à travers ses lèvres, happées par le vent de l' hiver. Le noir de ses yeux coule sur son teint pâle, sa main est resserrée sur un bijou en argent qu' elle tient plaqué contre sa poitrine.

   N' aurais-je pas du monter au ciel le jour de ma mort? Découvrir un autre monde? Quelque chose me retient sur terre, quoi donc? Ai-je fais du mal dans ma vie? Ce sont des questions que je me pose souvent, mais j' ai pris l' habitude de ne pas essayer d' y répondre, pour quoi faire? Je ne sais même pas qui je suis, qui j' étais.
J' aime m' inviter chez les gens, je choisis une habitation au hasard et je les regarde vivre, j' épie leurs faits et gestes, par curiosité. J' ai du faire toutes ses choses de mortels, comme m' alimenter, faire mes besoins, travailler, dormir, oui dormir, j' aime les regarder dormir pendant des heures.
Quelquefois j' assiste à un enterrement, je vois tout ces vivants autour de ce mort, on dirait que mourir leur fait peur. Et puis je vois cette âme libérée s' envoler trés haut dans le ciel jusqu' à disparaitre, pourquoi le ciel ne m' aspire t' il pas de cette manière?
Il m' arrive de percevoir des vibrations, comme une voix, des murmures, je ne sais pas d' où ils viennent mais ils essayent de m' attirer vers eux, je n' ai jamais réussi à les suivre assez longtemps pour savoir qui ils sont, ce qu' ils veulent.

   Des objets de toutes sortes sont disposés en cercle, autour d' une photographie représentant un jeune homme souriant, un tee-shirt, une paire de lunettes de soleil, une montre, d' autres choses aussi, un stylo plume, une mèche de cheveux également. Le tout repose sur une table basse couverte d' une nappe en feutre rouge foncé, la nappe est tachée de cire et de grandes bougies brûlent entre les objets.
La femme en noir se tient accroupie au chevet de cette table, les mains jointes sur son bijou d' argent. Les yeux fermés elle murmure, encore et encore, inlassablement. Dans ce grenier sombre, au coeur de la nuit, c' est une lumière d' espoir qui brule: "reviens ... reviens ... rappel toi ... notre amour ... viens à moi ... à la vie ...".

   Je ressens ces voix, de plus en plus souvent et de plus en plus claires. Il me semble en fait qu' il n' y en aurait qu' une seule, je le sens, je le sais. Je suis attiré, emporté vers elle, je ne peux pas résister. Je déchiffre des mots qui me traverssent l' âme, je ressens tristesse, désespoir et espoir à la foi, une sorte d' appel au secours, "reviens ... amour ... vie ...".
Je l' entends qui m' appelle, qui me réclame, et je repars de nouveau vers elle sans rien pouvoir contrôler. Ce magnétisme m' étourdit, comme quand je navigue trop près de ces antennes sur les toits. Je perds tout contrôle, je sens mon âme se fractionner en des milliers de particules. La vitesse s' accélère, je m' engouffre dans un tourbillon lumineux, la même voix rettentit, de façon encore plus précise, féminine, "rappelle -toi ... c' était il y a des années ... nous fûment séparés par le destin ...". Puis un son strident éclate au travers de ce syphon sans fin, et d' un seul coup, plus rien, que du noir, le néant de son et d' images.
Dans ce vide total, les milliers de particules de mon moi se rassemblent. Etait-ce là que cette voix, cette chose qui parraissait être une femme, devait me mener? nulle-part? J' ai vu une fois, un enfant qui regardait la télévision, on y voyait un petit groupe de personnes qui attiraient des fantômes, pour les enfermer dans une boite à l' aide d' une arme qui lançait des éclairs, ce pourrait t' il que cette histoire soit vraie? Que je sois enfermé dans une boite?

   Non ce n' est pas le cas, doucement, le néant s' estompe et laisse apparaitre les détails de l' intèrieur d' une pièce. Une pièce sombre, des poutres traversent le plafond, de vieux meubles et un vieux canapé déchiré sont stockés dans l' ombre et dans la poussière, dans la pénombre une lumière chaude diffuse sa chaleur.

   Des souvenirs me reviennent, cette femme en sanglots dans les halos tremblotants des bougies a bien vieillie, pendant que moi, j' ai gardé mes vingt ans au delà de la mort. Des pieds, des jambes, des bras, un visage ... un corps apparait, formé par mon esprit, une sorte de projection holographique qui représente mon enveloppe corporelle avant qu' elle ne pourrisse dans un cercueil.
Je m' approche, je me souviens, cette femme que j' avais rencontré au détour d' une rue, cet éclat dans nos yeux, cette terrasse de café au pied de la fontaine, où on s' était racontés nos vies.
Les flammes des bougies vacillent, cette photo qui me représente me choque un peu, et cette mèche de cheveux, ce morceau de mon cadavre...

   Soudain elle lève la tête, observe autour d' elle, replace sa longue chevelure noire, elle ressent ma présence et m' appelle par mon prénom, "Simon? mon simon? tu es là? c' est bien toi?".

   Alors je répond par la pensée, "Eva ... c' est bien moi ... tout ce temps ...". Elle croise mon regard et trésaute, elle me voie, elle m' entend, elle pleure pendant de longues minutes, moi je ne peux pas pleurer mais la tristesse me torture. Pourquoi cet accident bête, ce passage piéton devant le fleuriste, cette voiture folle, ces roses, ces marguerites, ces tulipes qui s' envolent et se répendent sur la chaussée, ces pétales qui finissent lentement de tomber sur cette carrosserie tachée de sang, mon sang.
"J' aurais tellement voulu que tu m' offres ce bouquet de fleur ..." me dit-elle, "... mais maintenant je sais que tu n' es pas mort, que tu existes encore là-haut, alors je viens te rejoindre, enfin."
Elle saisit le bijou en argent qui pend sur sa poitrine, une sorte de crucifix creux qu' elle ouvre pour en prendre quelque chose à l' intèrieur.
Je regarde l' argent briller sous la lumière des flammes, je suis impuissant, je sais ce qu' elle veut faire mais je n' ai aucun pouvoir d' entraver sa décision, "Eva ... es tu sur de ce que tu fais? ... Eva ...".

   Sans hésitation, elle avale une capsule et prononce ses dernière paroles "Ce ne sera pas long, ce ne sera pas douloureux ... et on se retrouvera ensemble du même côté."
Ses yeux se révulsent, de sa bouche entrouverte coule une bave empoisonnée, mousseuse, dans un soubressaut son corps s' éteint, comme elle l' avait dit, rapidement et sans douleurs. Son envelloppe, inerte, repose sur le sol, un crucifix en argent ouvert sur sa poitrine.

   Je sens sa présence, je ne la voit pas mais elle est là, prés de moi. La représentation fantômatique de mon corps a disparu, je m' envole, on s' envole, les bougies s' éteignent, soufflées par un courant d' air. Nos esprits sont libres, les nuages s' écartent, et dans un rayon de lumière blanche, le ciel nous accueille, ensemble ... ensemble ... ensemble ... ensemble ... ... ...

 

 

                                                                        M.A

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Style : Nouvelle | Par cymer | Voir tous ses textes | Visite : 239

Coup de cœur : 8 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : Karoloth

J'ai l'impression d'être dans un film de fantômes américains. Tu m'avais habitué à plus d'originalité.