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Mon légionnaire par Jean Paul DESGRANGE

Mon légionnaire

Mon légionnaire

 

 Norbert Dessertaine était caporal de la Légion Etrangère au 5e régiment mixte du Pacifique. Ce régiment était formé sur l’ossature du 5e REI (régiment étranger d’infanterie) avec l’apport de personnel du génie de l’armée régulière; il constituait la majeure partie des militaires des trois armes stationnant sur l’atoll d'HAO aux îles Tuamotu, base avancée du centre d’expérimentation nucléaire français du Pacifique.

L’île était une couronne de cinquante kilomètres de long sur quatorze de large constituée d’une langue de corail de dix à quatre cents mètres culminant à trois mètres au-dessus du niveau de la mer.

En ce milieu des années soixante, la zone militaire, les installations techniques et la piste d’aviation en construction occupaient sur une dizaine de kilomètres la majeure partie de la surface utile de cet anneau. Au bout de cette zone, le village d’Otépa abritait une petite communauté de Tahitiens qui avaient vu avec curiosité et effroi débarquer cette armada de personnel et d’engins.

 

Ces militaires et les salariés des entreprises de construction travaillaient six jours par semaine de l’aube à la nuit pour que la grandeur atomique de la France soit au rendez-vous fixé par le Général de Gaulle. Le septième jour, les mécréants des entreprises en profitaient pour faire encore des heures supplémentaires. En continu, les vrombissements des camions et engins emplissaient un air surchargé des poussières de corail concassé qui constituait les pistes.

 

Le caporal Dessertaine était d’origine française, né dans une bonne famille, mais que des affaires de moeurs liées à son homosexualité avaient conduit à la Légion étrangère. Depuis plus de 10 ans, il s’était fondu dans cette institution où la tolérance lui permettait de suivre son orientation en restant discret.

De bonnes études lui avaient permis de toujours occuper des postes administratifs.  Épargné par rapport à ses camarades des sections de combat ou de travaux, il avait conservé malgré sa quarantaine un aspect physique avenant. Blond, plutôt de petite taille, fort, mais sans être adipeux, son visage sans ride avait gardé des pommettes lisses qui encadraient un nez malheureusement aplati par le poing d’un jeune légionnaire allemand qui n’avait pas apprécié ses avances. Soigné de sa personne, toujours net dans des tenues impeccables, il détonnait de la plupart de ses camarades harassés par une journée de pelle et de pioche sous le soleil.

 

Norbert Dessertaine aurait pu juger son sort enviable, mais une amertume et une tristesse envahissait sa vie. Aigreur quant à son avancement qu’il jugeait incompatible avec son ancienneté et ses fonctions. L’accession au  grade de caporal-chef constituait une marche importante dans la légion, marquée par l’abandon du couvre képi blanc du légionnaire de base pour qu’apparaisse sur fond noir l’insigne de la grenade à sept flammes. Il enrageait d’être au même niveau que certains jeunes du génie incorporé à sa section.

 

   Son mal-être était beaucoup plus pernicieux. Malgré son physique avenant, il sentait la peur confuse de ne plus plaire et d’être irrémédiablement classé dans la catégorie des vieux légionnaires. Ces hommes pour la plupart d’origine allemande ou espagnole n’avaient plus aucune vie en dehors des relations de commandement et des rituels de la vie militaire. Ils terminaient difficilement une carrière commencée il y a trente ans sous d’autres drapeaux et un retour à la vie civile leur semblait impossible. Cette perspective lui serrait le cœur.

 Il n’avait plus actuellement d’amant attitré. Le contingent de jeunes légionnaires arrivé ce matin avec l’avion sur l’atoll le désespérait et le laissait sans espoir. Aucun ne paraissait sensible à ses charmes malgré son attitude prévenante lors des formalités d’accueil qu’il faisait remplir à chaque homme dans son bureau. Le fait d’utiliser un langage châtié sans hurler des ordres aurait dû éveiller leur intérêt et leur sensibilité.

 

Quand son moral déclinait, le caporal se rendait le soir à travers le camp au bâtiment de la GT502. Cette petite unité assurait les transports de servitude sur l’ensemble du site. Les cars faisaient des rotations pour les personnels civils et militaires de la base et des camions-citernes remplissaient les bâches à eau alimentant les bâtiments sanitaires. Mais le travail le plus important était le déchargement des bateaux qui approvisionnaient l’atoll en matériaux de construction et en vivres et la répartition sur les différents sites.

Ce petit groupe n’était constitué que de chauffeurs, une quinzaine, issus des troupes de marine, nouvelle dénomination des troupes coloniales. Cet effectif se répartissait en un tiers d’engagés de longue date, un autre de même statut ne dépassant pas la trentaine; le solde étant des appelés du contingent qui effectuaient leur service militaire. Quelques massifs chauffeurs civils tahitiens à l’humeur changeante complétaient le groupe. Ils faisaient bande à part dans un bâtiment préfabriqué particulier.

 

Le caporal Bernard Deborde, était considéré comme le véritable patron des chauffeurs, l’adjudant-chef responsable lui déléguant la marche quotidienne du service.

Il présentait un aspect massif, son cou de taureau et son visage élargi d’une barbe accentuaient l’impression de force. Il savait imposer à cet effectif hétéroclite une organisation de travail et une discipline sans élever la voix. On sentait que sous l’ironie et le recul qu’il affichait en permanence une détermination sans faille et un mépris pour les sous-officiers falots qui le commandaient. 

 

Le légionnaire, un sac de jute à la main, arriva à la fin du repas du soir. Les militaires avaient mangé dans un petit réfectoire aménagé dans le garage où stationnaient les cars. Les hommes étaient encore autour d’une grande table éclairée par une lampe à pétrole sous pression.

Il lança à la cantonade:

_ salut tout le monde.

L’ensemble de la table lui rendit son salut avec plus ou moins d’empressement.

Il serra la main des engagés anciens et des caporaux. Il n’adressait jamais la parole en dehors du service aux appelés et aux engagés récents n’ayant pas au moins deux liserés rouges. Une exception pouvait s’appliquer à un beau gaillard dont le regard laissait espérer une relation plus intime.

 

Le caporal Deborde lança :

_ ça va, Norbert?

Il connaissait la réponse et pourquoi il était là, mais respectait le rituel:

_ ras le bol, on a reçu ce matin une quinzaine de légionnaires, quasiment tous allemands. Ils baragouinent entre eux de leur bled à la popote, de jeunes cons, pas un pour racheter l’autre.

_ ouais dit Deborbe, et en plus ils buvaient des cannettes de bière dans le car qui les ramenait de la piste d’aviation; mon gars a dû ramasser les bouteilles.

_ ont à su ça, t’inquiètes pas, ils vont les ressuer leurs cannettes, demain il commence à la section de Schmitt.

Le lieutenant Schmitt commandait une section de travaux considérée comme disciplinaire. Les légionnaires travaillaient onze heures par jour dans la poussière de ciment. Les hommes se déplaçaient du chantier au cantonnement au pas de la légion et en chantant. Chaque matin, ils devaient se présenter dans une tenue propre et repassée avec les plis traditionnels sur la chemise. Une grande partie de leur nuit était consacrée au lavage et au repassage.

 

Le caporal des troupes de marine avait compris qu’aucun nouvel arrivant n’avait retenu l’attention du légionnaire, il persifla, sachant l’agacer:

_ je ne comprends pas que l’on laisse ces bleus sans encadrement sérieux ;  bientôt, c’est la coloniale qui devra mettre de l’ordre à la légion.

_ ils étaient pourtant accompagnés par un type du génie, caporal-chef en plus! répondit agacé le légionnaire.

Qu’on lui fasse remarquer le manque d’expérience de ces jeunes gradés issus de l’armée régulière ravivait sa rancœur.

Le soldat de première classe Jean Marie Luciani rentra dans le jeu:

_ alors ça, c’est des vrais guerriers!

Le Corse divisait le monde militaire entre guerriers et non-guerriers; la campagne d’Algérie étant un minimum pour se situer dans la première catégorie. Pour sa part, il avait  participé aux guerres de Corée, d’Indochine et d’Algérie. Une décontraction naturelle et une bonne dose de chance lui avaient permis de traverser ses années sans trop de dégâts. Châtain clair, ayant conservé un corps athlétique, il faisait penser à un acteur américain entre deux âges. Son compatriote le soldat Dominique Angeli acquiesça comme d’habitude. Plus jeune et plus discret, il était toujours dans l’ombre de son aîné.

 

Les simples soldats quittaient la table par vagues; les appelés puis les jeunes engagés et les caporaux récemment arrivés.

À l’extérieur, on entendait les camions plateau démarrer un par un et quitter le parc dans la nuit.

  

Autour de la table, il ne restait avec Norbert que le caporal et les deux Corses. Le légionnaire tira de son sac une bouteille de whisky presque pleine. Les quatre hommes burent en silence dans des quarts réglementaires d’aluminium culottés par le vin rouge.

 

Le caporal Norbert Dessertaine demanda:

_ où est le « Vicomte»?

_ il est parti ce matin à l’avion pour Papeete répondit Deborde, il a encore fait le zouave et cette fois ce sera difficile pour lui de s’en sortir.

Le « Vicomte » ou plutôt le caporal Grégoire de Laregnac, de Baumoir et d’autres lieux était l’un des derniers représentants d’une noble maison du Languedoc qui faisait partie de l’histoire de France depuis le XIIéme siècle. Sa famille avait donné au pays nombre de grands militaires, dont un maréchal de France. Ce noble rejeton aimait à rappeler que la plus grande gloire de la famille était d’abord d’avoir fourni avec les dames « les plus grandes putes de l’ancien régime».

Il était entré dans le métier des armes par la petite porte pour fuir une existence chaotique et socialement difficile de récupérateur de ferraille dans le sud ouest de la France.

 

Le caporal était un amant occasionnel de Norbert qui voyait en lui  sa jeunesse enfuie. De dix ans plus jeune, il était plus grand, plus fort, plus beau garçon que lui n’avait jamais été. De ces rencontres, le légionnaire après s’être oublié dans la fureur des ébats en ressortait plus mélancolique encore.  

En plus, si sa virilité et son ardeur n’étaient jamais mises en défaut, le beau Grégoire se complaisait dans un comportement permanent de rigolard tonitruant, ne prenant rien au sérieux. N’étant pas spécialement homosexuel, il prenait ces intermèdes comme une farce et accueillait généralement Norbert d’un « bravo ma salope, tu viens encore nous exciter » qui hérissait l’intéressé.

 

Le caporal Deborde repris:

_  pour plaisanter, il s’est présenté au rapport ce matin en déclinant tous ses titres de noblesse et particules. L’adjudant-chef a arrêté la litanie et l’a mis dans l’avion avec un sergent pour voir son cas à Papeete.

_  s’il garde ses galons de cabot, il aura de la chance ajouta Luciani qui s’était rapproché du caporal Dessertaine et lui resservait une forte rasade.

Le Corse était dans la tradition des troupes coloniales ou « faute de grives, on mange des merles » et il avait déjà profité des vagues à l’âme du légionnaire sur la banquette arrière de son car.

Deborde, qui connaissait ses compagnons, coupa court d’un ton plus ferme:

_ on doit partir au bateau, nous sommes les derniers. Tout doit être déchargé à deux heures pour fermer les portes du « CHELIFF » qui  doit prendre la passe KAKI à l’étal de huit heures. Ce soir les Tahitiens ne conduisent pas, on prend leurs camions. Norbert, je vais te déposer au foyer.

Il se leva, mis sa veste de treillis bariolée et debout vida son quart. Les deux Corses après un temps d’hésitation firent de même.

Le légionnaire se renfrogna, mais ne dit rien. Il termina la bouteille qu’il but d’un trait au goulot.

 

Norbert Dessertaine monta dans la cabine du camion du caporal qui quitta le parc et se dirigea vers le foyer prés du lagon. En passant devant le plan incliné de béton sur lequel était échoué le CHELIFF, on pouvait voir les camions qui rentraient par une rampe en marche arrière dans la proue ouverte du bateau et ressortaient chargés de colis de bois. La zone était éclairée par des projecteurs.

Le légionnaire quitta le camion sans répondre au bonsoir de son chauffeur et se dirigea vers le foyer.

C’était un bâtiment de style faré tahitien sur dalle béton couvert en branches tressées de cocotier. Le tour de la salle était constitué d’une allège d’un mètre qui permettait une vue extérieure périphérique. Le bar en équerre tenu par des marins se situait sur la largeur devant des frigos et une cambuse fermée.

Norbert Dessertaine s’approcha du bar. Son pas devenait hésitant; le whisky bu à la popote et son humeur de plus en plus sombre se reflétaient sur son visage.

La salle était presque vide. Les clients habituels regardaient un film au réfectoire de la troupe à une cinquantaine de mètres.

Il s’approcha du bar, l’air éméché et commanda trois bières. L’homme de service remarqua son état et se permit:

_ ça va ?

_ occupe-toi de tes fesses matelot et sers moi répliqua le légionnaire.

Il paya, jeta un regard circulaire et ne connaissant personne parti vers le lieu de projection avec ses trois cannettes tenues par les goulots.

Les séances se passaient dans le réfectoire, bâtiment de conception similaire au foyer, mais beaucoup plus grand où chacun prenait un siège libre sans ordre particulier.

À peine arrivé, Norbert Dessertaine aperçut dans la pénombre un homme de troupe qu’il avait remarqué et dont la beauté l’avait frappé. C’était un infirmier de Pondichéry engagé dans les troupes de marine qui se nommait Jean Marie Babu.

Ce soldat d’origine tamoul avait opté pour la nationalité française lors de la cession définitive à l’union indienne des anciens comptoirs.

Le jeune homme avait reçu une éducation catholique dans une école religieuse de l’enclave française. Sa bonne scolarité et sa piété l’auraient sans doute mené au  séminaire si les frères salésiens n’avaient décelé chez lui un mysticisme inquiétant chez un adolescent. Conseillé par ses pasteurs, il s’était engagé. L’armée, après formation l’avait envoyé en poste sur l’atoll rejoindre trois collègues infirmiers de même origine. Les quatre hommes vivaient discrètement, en communauté, dans les locaux de l’infirmerie.

Jean Marie Babu était grand pour un homme de sa race, au corps délié. Son visage harmonieux sans pilosité présentait un air doux et juvénile. Malgré des cils très longs, son regard brillant détonnait et donnait l’impression d’une étrange dureté.

Son mysticisme adolescent ne s’était pas atténué avec l’âge et les voyages. Il oscillait en permanence entre l’amour du prochain et la peur du péché. Cet état se traduisait par un accoutrement que quelques-uns avaient pu voir. Son torse cuivré était entouré d’une quinzaine de chapelets où pendaient des médailles. À hauteur du cœur, des images pieuses plastifiées entouraient son corps, attachées avec un système complexe de lanières de cuir. Au-dessus des biceps de larges élastiques retenaient les mêmes bondieuseries. L’infirmier ne quittant jamais sa chemise, rien ne transparaissait et seuls quelques hommes avaient remarqué aux douches, cette installation particulière qui nécessitait un long cérémonial de démontage et de remise en place.

 

Le légionnaire enjamba avec difficulté les jambes étendues des spectateurs, s’installa près du tamoul en demandant d’un air aussi avenant que lui permettait son état:

_ je peux me mettre à côté de toi?

_ si vous voulez caporal.

_ ne m’appelle pas caporal hors service, et tu es caporal aussi répondit l’arrivant avec un brin d’agacement.

_ oui monsieur.

_ appelle-moi Norbert et prend une bière avec moi répondit Dessertaine en  levant les yeux au ciel.

Joseph Marie Babu prit la cannette et en but une gorgée sans quitter l’écran des yeux; il connaissait la réputation du légionnaire.

Celui-ci essaya d’engager la conversation. Il lui parlait de son manque d’interlocuteur dans sa section, de solitude, d’amitié en piquant un peu du nez.

Son interlocuteur ne le regardait pas et répondait par monosyllabes.

Las de parler à un profil, et ayant terminé ses deux bières, Dessertaine reparti d’un pas incertain au foyer.

Le marin fermait sa caisse, mais il consentit à lui vendre encore trois bières. Il en but une au comptoir et ressortit avec les canettes restantes.

 

La séance de cinéma était terminée. Les spectateurs repartaient vers leurs différents dortoirs à travers le camp. Il aperçu l’infirmier qui marchait avec précaution vers son dortoir une lampe à la main en sautant par-dessus les tranchées et les tas de terre.

Norbert Dessertaine rassembla ses forces et rejoignit le tamoul qui surpris s’entendit dire:

-   tu n’aimes pas les hommes, tu n’aimes pas ton frère, tu es sans cœur.

-   ne dis pas ça répondit celui-ci que la véhémence du propos et l’appel à l’amour du prochain avaient troublé. Je comprends ta solitude et ton désarroi et je prierais pour toi.

Les deux hommes se faisaient face. Le légionnaire excité par l’alcool répondit:

-   ce n’est pas des prières qu’il me faut.

Il mit ses deux mains sur les hanches du jeune homme, le regard halluciné. Surpris par des sensations bizarres perçues au travers de la chemise, il lâcha prise, se recula interrogatif et demanda d’une voie soudain plus calme:

-   c’est quoi ce truc,

-   c’est pour éloigner le péché et le vice répondit Joseph Marie Babu d’une voix douce.

L’autre partit dans un rire sardonique décuplé par son ébriété et sa nervosité. Il se pliait et se tournait sur lui-même sans pouvoir reprendre haleine.

L’élève des jésuites vit le diable personnifié dans cette attitude éructante et sarcastique. Les images sombres de son enfance où les démons s’emparaient de l’âme des vivants lui revenaient en mémoire. Belzébuth et Ravana se mêlant dans son esprit, enchevêtrant son éducation chrétienne, et l’hindouisme de sa petite enfance. Il poussa Norbert pour l’éloigner. Celui-ci tomba à la renverse dans une tranchée ouverte. Dans sa chute, sa tête heurta une pierre du talus opposé et il ne bougea plus.

Horrifié et chancelant, l’infirmier rassembla ses esprits et descendit en tremblant dans la tranchée d’environ un mètre cinquante de profondeur en empruntant la partie remblayée. À la lueur de sa torche, il constata que l’homme allongé sur un lit de câbles ne bougeait plus. Il avait une plaie derrière le crâne qui saignait peu, mais un hématome gonflait déjà derrière sa tête. Il ne trouva plus de pouls à sa carotide et pensa à une fracture du rachis.

Il était seul dans cette partie du camp, un peu à l’écart. À travers les cocotiers on voyait la zone de déchargement et le bateau illuminés. Les camions continuaient leurs rotations. Ils partaient chargés côté lagon à petite vitesse et  revenaient après déchargement par la piste rapide située pas très loin, prés de l’océan. Les chauffeurs tout à leur conduite, roulaient à la vitesse maximum en essayant de se doubler pour être en tête sur la rampe d’accès de la cale. On entendait les coups d’accélérateur pour descendre les vitesses avant de rentrer en marche arrière dans le bateau. À plusieurs kilomètres, sur la piste d’aviation et la digue en construction, on distinguait les phares des engins des entreprises qui roulaient toute la nuit.

Joseph Marie Babu réalisa qu’il avait tué un homme. Il tomba dans une sorte de transe ou toute réflexion était bannie. Il s’agitait et donnait des coups de pied avec ses chaussures de brousse dans les déblais en tête de la tranchée pour recouvrir le corps tout en marmonnant des brides de latin. Il vit une planche et s’en servant comme d’une pelle continua de pousser le talus jusqu’à recouvrir le légionnaire.

À l’aide de sa lampe, il constata qu’aucune partie du malheureux n’était visible; seul, un tas de sable et de corail au fond de la fouille aurait pu intriguer. 

Il jeta la planche et parti comme un zombie vers les bâtiments de l’infirmerie où était son dortoir. Sans réveiller ses camarades, il pris des somnifères dans une armoire, avala plusieurs cachets et, assommé s’effondra sur sa couchette. Sous l’effet des calmants, il s’endormit aussitôt.

 

Ses camarades le réveillèrent le lendemain. Il prit son petit déjeuner habituel en repensant aux événements de la veille et au corps de Dessertaine dans la fouille. Il ne savait que faire. Son comportement de la nuit dernière était irrémédiable.

 

 Dehors, les équipes de travaux commençaient la journée. Son quart de café à la main, il s’approcha de la fenêtre. Un petit engin chenillé poussait à l’aide de sa lame les déblais pour remplir la tranchée fatale. Un légionnaire, en short bleu, torse nu et le béret vert sur la tête était assis aux commandes. D’après ce qu’il distinguait, l’endroit du drame était déjà remblayé. Il pensa que le conducteur de son siège n’avait rien remarqué d’anormal. Il décida de ne rien dire et d’attendre les événements.

Dans le service, on s’étonna du retard du caporal à sa prise de poste. Son adjudant envoya un subordonné faire le tour des cantonnements de la légion et discrètement sur l’ensemble de la base. Au milieu de la matinée, le sergent rendit compte:

_ mon adjudant, j’ai fait le tour de tous les bungalows, il est sorti hier soir. À la légion personne ne l’a vu ce matin; dans la régulière, les marins et les biffins non plus.

L’affaire devenait préoccupante; un légionnaire peut mourir, mais pas disparaître.

Il mit son képi, rectifia sa tenue et partit voir l’officier commandant la compagnie. Le capitaine était un français ancien élève de Saumur. C’était un barbu dans la tradition des pionniers, assez taciturne qui se déplaçait avec une jeep vernie et brillante dont la calandre était ornée de l’insigne de la légion.

Après avoir pris la position de repos, le sous-officier déclara:

_ ce matin, le caporal Dessertaine n’était pas au rapport, il n’est pas dans les cantonnements et les autres armes ne l‘ont pas vu, mon capitaine.

_ c’est inquiétant, prenez deux sergents, fouillez de la passe à Otepa et voyez les services qui travaillaient au bateau répondit l’officier dubitatif.

Il téléphona aux représentants des autres armes pour leur signaler le fait. Cette position vis-à-vis de l’armée régulière le gênait terriblement. La Légion se devait d’être exemplaire et cette disparition allait lui entraîner des réflexions ironiques au mess. Il préférait un accident bien net. Le corps serait alors mis dans un cercueil en zinc. Un homme en tenue le garderait dans un hangar avec son képi, sa ceinture, ses épaulettes et ses éventuelles décorations. La bière quitterait l’île pour Papeete dans le pont inférieur du premier Breguet.

Les émissaires revinrent bredouilles. Ils avaient visité tous les lieux possibles et interrogé les marins qui avaient assisté le bateau dans ses manœuvres de départ. Seul le barman se rappelait du passage de Dessertaine qui était passé au foyer la veille.

Le capitaine prit alors sa jeep et partit officialiser la disparition à la gendarmerie du village. Le fonctionnaire lui confirma qu’aucun événement particulier n’avait troublé Otépa la nuit dernière.

Un gendarme métropolitain et son adjoint tahitien firent une enquête en essayant de reconstituer l’emploi du temps du disparu. Ils interrogèrent les dernières personnes ayant vu Norbert Dessertaine.

En présence de son adjudant-chef, le caporal Deborde déclara:

_ il est venu nous voir vers dix-neuf heures. Nous avons discuté de chose et d’autres. Il était déprimé et avait pas mal bu. Je l’ai déposé au foyer à dix-neuf heures trente.

Il évita de s’étendre sur les détails et ne mentionna pas les quantités de whiskies absorbés.

 Il ajouta :

_  le dernier camion est rentré à deux heures du matin. Les chauffeurs n’ont vu personne le long des pistes après le cinéma.

Au gendarme qui lui demandait s’il avait une idée sur la disparition, le caporal ne put s’empêcher de dauber:

_ ce qui est sur, c’est qu’il n’est pas parti avec une femme.

Son supérieur, pris un air navré, mais ne releva pas l’allusion.  

Le barman du foyer confirma:

 _  il est arrivé déjà bourré avec une humeur de chien et a pris trois bières avant de partir voir le film. À la fin de la séance, il a repris trois bières et il est parti seul.

Les spectateurs confirmèrent la présence du légionnaire, mais personne, dans l’obscurité, n’avait remarqué son manège auprès du Tamoul.

 

Les fonctionnaires conclurent que Norbert Dessertaine s’était sans doute suicidé en se jetant depuis le récif de corail dans l’océan. La pleine mer était accessible après un court platier d’une vingtaine de mètres plus ou moins profond selon la marée.

Contrairement au côté lagon, les vagues étaient impressionnantes et frappaient le rivage qui descendait à pic.

Un désespéré serait assommé avant même la noyade. De plus, les requins pullulaient dans cette partie de la côte.

Au deuxième jour de la disparition, sans nouveaux éléments, les suppositions furent confirmées. Le légionnaire fut déclaré mort sans sépulture.

On ne demanda rien à l’infirmier, aucun témoin n’ayant fait une allusion. Le corps était maintenant recouvert depuis plus de quarante-huit heures. La base étant en perpétuels travaux avec des ouvertures de tranchée et des enfouissements, personne n’avait émis l’hypothèse qu’une dépouille pouvait se trouver sous les remblais.

  

L’infirmier ne se confia à personne, pas même en confession à l’aumônier. Il savait qu’ayant rang d’officier, il l’obligerait à se dénoncer et que les conséquences de son acte seraient difficiles à assumer.

Ses trois collègues que sa morosité continuelle et son mutisme avaient d'abord intrigués présumèrent un mal du pays. Ses relations avec ses camarades s’étaient réduites et ses échanges laconiques; ses heures en dehors du service étaient consacrées à lire seul son missel.

Son séjour de deux ans sur l’atoll se termina et il fut rapatrié à Fréjus, base des Troupes de Marine pour finir son engagement.

 

Le caporal infirmier Joseph Marie Babu ne renouvela pas son contrat. Il quitta l’armée française et retourna vivre à Pondichéry. Il n’y trouva pas sa place; les comptoirs faisaient maintenant complètement partie de l’Union Indienne. L’anglais devenait la langue dominante et les vieux nostalgiques lui reprochaient d’avoir abandonné l’armée de l’ancienne puissance coloniale.

Il partit vers Singapour et y vécut seul, avec beaucoup de difficultés. Son physique s’étiola rapidement. Sa silhouette s’avachit, son visage que barrait maintenant une moustache perdit son aspect juvénile. Des poches sous les yeux et des paupières tombantes alourdissaient son regard.

En cette fin des années 60, i l n’y avait ni gratte-ciels ni centres commerciaux. On pouvait voir l’ancien infirmier en compagnie d’autres infortunés sur le trottoir de « Change Halley » brandir ses dollars locaux en criant :

_ change, change, change en prenant soin de ne plus parler le français.

 

Sous sa chemise et autour de son torse, il n’y avait plus ni chapelets, ni médailles, ni images pieuses.

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