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l'âne courageux par wasser

l'âne courageux

 

La sueur dégoulinait sur les flancs de l'âne, les oreilles baissées, le ventre amaigri à force de porter son fardeau sur des lieues et des lieues, les sabots meurtris par les pierres des mauvais chemins, la soif tiraillait ses côtes à cause de la sécheresse du désert, des larmes faisaient briller ses yeux aux longs cils grisâtres, l'âne hésitait à trébucher, il redressait courageusement l'échine, bravant l'épuisement, ignorant les mouches qui tournaient sans cesse autour de sa crinière, il laissait derrière lui un mince filet de sang, les jarrets éraflés par les arbustes piquants, les arêtes saillantes des rochers, étourdi de fatigue, il rassemblait ses dernières forces pour soulever son corps et avançait douloureusement les jambes, l'une après l'autre, comme s'il progressait sur un fil invisible. De temps en temps il secouait la tête, chassait les nuages de poussière que des centaines de pas soulevaient autour de lui. Il suffoquait de la chaleur des corps brûlés par le soleil, les nasaux secs comme des coques de noix, la langue dure comme l'acier d'un glaive ; l'air qu'il avalait lui semblait rempli de cailloux ronds et lisses qu'il ne parvenait plus à rejeter.

L'âne courageux pensait à sa famille, à ses ancêtres, il regrettait de ne pas être né cheval ailé ou bien étalon fougueux, il était gauche et lourdaud. Les visages des êtres humains ouvraient grand la bouche sur son passage, les mains se tendaient, mais de temps à autre des coups de bâton tombaient sur sa croupe comme autant d'injures qui blessaient sa dignité. Son village était loin, le mur de l'étable où le vieux chien frottait son museau contre sa solitude les nuits d'orage, le puits et les bras blancs de la femme qui remontait le seau pour lui donner à boire, les jeux des enfants qui quelquefois s'amusaient à lui tirer la queue en piaillant. Le chant des oiseaux à l'aurore, le son des grains d'avoine qu'on verse dans la mangeoire en terre brune, tout ceci s'était évaporé, dissous dans le sable du désert.

Et cette foule, ce troupeau d'êtres humains qui l'escortait depuis qu'il avait atteint les faubourgs de la citadelle, jamais il n'en avait vu autant à la fois, le cœur ouvert dans les paupières, ou bien la colère dans la gorge, et ces lointains bruits d'armes qui s'entrechoquent, le tintement des épées aux ceinturons, la clameur qui roulait sous ses sabots comme une formidable avalanche, et cette odeur un peu insipide mais douce, cette odeur de l'homme maigre vissé sur son dos, une odeur aussi légère que son cavalier vêtu de guenilles, sa main qui lui flattait souvent l'encolure, sa voix qui caressait les oreilles, une drôle de voix qui rendait un son de velours fraîchement lavé, sa peau fragile comme un tapis d'orient, et la lumière tiède que son corps d'humain faisait ruisseler sur ses flancs pour le rafraîchir et alléger sa peine.

L'âne aurait voulu sourire à la façon des hommes, s'il n'avait pas aussi senti la détresse de son cavalier, la petite flamme qui illuminait sa poitrine à l'endroit du cœur, si mince, si dérisoire qu'il versait des larmes dorées aux portes des ténèbres du monde. L'homme qui laissait le courant mystérieux des fleuves guider ses pas, cherchant pour tout abri le cœur de ses semblables, l'homme à la silhouette essorée d'amour mais fière et humble de vérité, l'homme qui entrait sur le dos de l'âne pour plusieurs centaines de siècles dans cette ville au nom qui ressemblait à celui d'une race de moutons : Jérusalem.

 

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Style : Nouvelle | Par wasser | Voir tous ses textes | Visite : 1462

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