Le vieil homme sage portait longue barbe grise, il était certainement très vieux, il était certainement très sage. Sa peau cuivrée faisait ressortir le nacre de ses dents, étonnamment saines cependant, quand il venait à sourire. Ce qui était rare. Et dense.
Oui, il souriait dense, c'est-à-dire que son sourire vous pénétrait, vous enracinait dans un instant de lumière. Serein.
Le solliciteur, ce soir là, c'était moi ! Le vieil homme sage me contempla et me dit :
"Un homme de votre maturité, venir me consulter, vous êtes certainement très embarrassé, et cependant très avancé dans la connaissance de ce monde."
Je m'inclinais en une moue dubitative et remerciait, mains jointes, ainsi qu'il sied en ce pays. Je savais que je ne devais pas mettre mes questions sur la natte vénérable où le vieil homme sage consultait : il prenait une de vos mains, vous fixait dans les yeux, et délivrait sa sentence embaumée de patchouli. Cette sentence était à comprendre. A comprendre et méditer.
Le vieil homme sage lâcha ma main gauche, et dit :
"Le tigre de Bengale ne se terre pas parce que l'ombre de sa queue s'agite sous la lune"
Je n'avais pas à dire quoi que ce soit, juste à recevoir, à saluer et à me retirer hors de la modeste hutte où le vieil homme sage avait résolu de vivre.
Le tigre de Bengale ne se terre pas parce que l'ombre de sa queue s'agite sous la lune ! Aucune référence douteuse à ma virilité finissante, je n'en pouvais douter. Le tigre de Bengale ne se terre pas parce que l'ombre de sa queue s'agite sous la lune ! Sur le sentier de poussière me reconduisant vers la route, sur la route me reconduisant vers la ville, je me repassais en boucle la puissante sentence pour en faire advenir le sens à ma conscience. Le vieil homme sage avait de ces formules, tout de même !
Je m'ouvris de ma démarche et de cette phrase sibylline à une Hindou que j'appréciais particulièrement pour ce qu'elle était ingénieure atomiste et demeurée cependant profondément enracinée dans sa culture.
Srijita m'écouta et me demanda :
"Pierre-Etienne , pourquoi es-tu parti consulter le vieil homme sage ?"
Je lui répondis que j'étais au bord du renoncement à moi, dans l'antichambre de la mort, en quelque sorte, et que ma question non dite était la suivante :
"Quel sens cela a-t-il pour moi de prétendre vivre encore ?"
"Ah", fit mon amie, en secouant la tête en signe de parfaite affliction, "et tu ne comprends pas ce qui t'a été dit là !!! Mais cela ne m'étonne pas, au fond "
"Ah" fis-je à mon tour. Srijita sourit et reprit :
"Le vieil homme a jaugé ta puissance, d'où la métaphore du tigre. Il pense que tout dépend de toi !"
"???" fis-je des yeux.
"Tu produis tes ombres, Pierre-Etienne, comme la queue du tigre sous la pleine lune. Ces ombres ne valent que ce que valent les ombres, c'est-à-dire rien ! A toi de te faire confiance, à toi de délaisser ces craintes que tu génères toi-même !"
Je pris congé de mon amie médiocrement rasséréné. Au fond, le vieil homme sage n'avait fait que me dire de poétique façon ce que mon vieux Père n'avait jamais cessé de me répéter :
"Fais-toi confiance, Pierre-Etienne. Ton talon d'Achille est là, dans ton manque de confiance en toi !" Cette injonction à écarter l'anathème, j'y étais accoutumé, mais...
Le vieil homme sage avait vraisemblablement raison.
Sauf sur un point capital : je ne sais pas m'autoriser à être quelque chose.
Aussi rien, absolument rien, ne me protège de mes ombres.
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Commentaires :
pseudo : BAMBE
Pour qu'il y ait des ombres il faut les lumières et la fusion des deux donne la vie, certains, si sages, le savent tant qu'ils en font un Nom. J'adore tes nouvelles, c'est un régal. Coup de coeur sans barrage.
pseudo : mnemosyne
Le vieil homme sage a plus que vraissemblablement raison !! On est toujours quelque chose, quelqu'un d'important, dans le coeur de quelqu'un...il faut ouvrir son coeur à la lumière pour se protéger de nos ombres.... J'adore ton texte très émouvant et empreint d'une tristesse sereine et pleine de réflexion... un Cdc
pseudo : nani
Bonsoir à vous grand et humble sage, Il est des textes que la lecture seule suffit à nous repositionner, merci pour cette sagesse ...
pseudo : Iloa
Ton histoire est magnifique. J'aurai voulu l'écrire...( sauf " le prénom Pierre Etienne "...) Sourire.
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Pierre-Etienne, pour la distance, Iloa, la distance.
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Bambe, comme tu me complimentes bien ! Amicales ondes, volez jusqu'à Bambe, porteuses de sérénité.
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Mnemosyne, merci beaucoup. Cela fait du bien d'être ainsi apprécié, fût-ce au travers d'un écrit.
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Nani, flatteuuuuse ! Non, je plaisante pour me défendre du compliment immérité. Merci Nani.
pseudo : Karoloth
Un bon moment de méditation qui n'est pas dépourvu d'humour. Bravo.
pseudo : VIVAL33
J'aime ces textes où les vieux sages apparaissent ;-), qui nous brandissent des ombres, des queues de tigre, des Pierre-Etienne... Bravo!!!!!!!
pseudo : Cédric Maidwith
Un texte mûr. Une leçon sur le quotidien humain, la connaissance de soi par le savoir des autres. Merci pour tes lignes.
pseudo : Ombres et lumières, une vie
Karoloth, sourire. Vival33 et des Pierre-Etienne, vi (toi alors !). Cédric, merci à toi !!!
pseudo : Pierre-Etienne
Au nom de tous les Pierre-Etienne, je voulais te remercier pour l'hommage que tu nous rends ;-)