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l'auberge du passeur par wasser

l'auberge du passeur

 

L'auberge du passeur

Il pleuvait depuis deux jours, les doigts de l'automne secouaient les nuages pour en presser une eau froide et cafardeuse qui glaçait la terre. En mon cœur la lumière des chaudes matinées d'été tardait à s'assoupir, l'air transparent charriait des images auxquelles ma peau réagissait. Mon corps était convalescent, mes bras orphelins de la chaleur de la femme aimée trop vite disparue. C'était voilà déjà trois années, septembre résonnait encore du glas écrasant de l'ombre de l'amour : « je t'aime et il ne faut plus se voir ».

Qu'est-ce que l'amour ? Est-ce la promesse de l'amour de l'autre où le tremblement involontaire du cœur que provoque la séparation des amants ? Fallait-il que je bâtisse laborieusement un labyrinthe de questions dérisoires pour enfouir le chagrin ? Était-il possible qu'elle m'aime en renonçant au ballet de nos corps amoureux ? Était-elle sincère ou trop légère ? Connaissait-elle mieux que moi les supplices raffinés de l'amour sans chair ? M'aimait-elle au point d'en être effrayée ? Les quelques trop rares heures où nos mains s'accrochaient à l'espoir n'avaient-elles pas suffi à nourrir cet amour, à le rendre assez gras pour affronter les rigueurs de l'hiver ?

Comment ne pas croire que le destin s'acharnait à obscurcir la clarté du jour, comment ne pas penser que tout cela était l'œuvre de l'ange néfaste qui n'avait jamais pardonné la trahison de mes ancêtres ? Comment accepter le jugement amer qu'elle avait rendu en sectionnant tous les fils qui tissaient la toile de notre amour ? Ravages d'une guerre nucléaire qui anéantit tout sur son passage, immense incendie qui pulvérise pour des années la végétation patiemment replantée sur les terres inondables de mon cœur.

Et puis comment effacer les couleurs des souvenirs par une décision arbitraire de la raison ? La dissidence s'est rapidement organisée, mon corps continuait d'attendre, mes yeux d'épier le lever de ses paupières, l'aube de son sourire, la douceur de ses doigts. Des anges espiègles déposaient dans mes rêves des reflets de son visage, des violons de sa voix, des froissements d'étoffe tiède et parfumée. Je ne pouvais pas croire.

A l'écho définitivement tari de mon amour, j'adressais encore des prières qui meurtrissaient mon âme. Au pied du mur de l'inutile, j'écorchais mes mains à vouloir creuser la pierre, j'usais ma gorge à hurler, à exhorter le vent de renverser ce mur abject qui obstruait le ciel de ma vie. Je blessais mes yeux à percer l'obscurité, à force de sonder les profondeurs de l'injustice. J'avais honte d'être enchaîné, honte de la douleur de mon ventre griffé par le sable de l'indifférence.

Les lames acérées de son silence m'enseignaient l'impuissance et la vanité de la volonté, l'exigence vaine de ce que j'appelais l'amour. En mon cœur je faisais souvent brûler les flammes de la passion pour détruire le feu par le feu, mais je n'obtenais aucun progrès. J'avais l'impression d'être le disciple grossier et borné d'un Maître Spirituel dont il devenait aléatoire de poursuivre les leçons qu'il avait eu la bonté de m'accorder. Je pouvais demeurer des années ainsi, attendant l'éclaircie improbable derrière les trombes d'eau sombre de ma cécité que je revêtais des atours extorqués à la tristesse. J'expérimentais toutes sortes de potions, m'imposais régulièrement des exercices pour discipliner mon ignorance en convoitant des objectifs inaccessibles, puis me lamentais de la moisson d'échecs dont la grange de ma vanité regorgeait hiver comme été. Je souhaitais de toutes mes forces faire reculer le train, repousser en arrière par ma seule volonté les wagons vers les paysages trop vite traversés de mon existence, je refusais de souffrir à cause de cette femme évanouie que j'adorais mille fois plus que toute autre. Je feignais de ne pas voir le sourire qui fleurissait sur les lèvres de mon Maître, je lui demandais tout et rien, quelles raisons aurait-il eues de se pencher sur le sort du misérable insecte humain entêté que j'étais ? On ne se rencontrait jamais réellement, je l'appelais le soir dans mes prières, ou quelquefois pendant le jour pour solliciter son aide bienveillante. Sur la plaie à vif de mes questions, il enduisait toujours la même réponse : « je suis comme toi », comme une évidence de l'air, comme un simple salut à la terre. Assis au sommet de sa montagne, il contemplait calmement mon agitation.

Pourtant je ne cessais pas de demander où tout cela allait m'emporter, arbre qui dissimulait grossièrement la forêt de milliers de questions qui tournaient autour du même gouffre : « y a-t-il un espoir qu'elle revienne jamais ? ». Mon bon Maître n'était pas dupe, les nuages confus de mes questions n'interrompaient pas sa méditation, il brillait comme un diamant sur lequel aucune poussière n'osait venir s'endormir. Je l'admirais et le haïssais à la fois, je voulais lui ressembler et j'en étais incapable, j'enviais sa modestie et détestais mon indignité à m'asseoir au bord du lac tranquille de la sérénité dont chaque vaguelette mouillait mes orteils, faisant renaître sans cesse la phrase de mon Maître : « je suis comme toi ».

Un jour mes pas m'ont conduit jusqu'au fleuve où enfant je regardais le mouvement de l'eau. La Seine coulait sous un ciel bleu où s'effilochaient les perruques paresseuses de petits nuages blancs. La rue débouchait en pente abrupte sur les longs bras de l'allée ornée des bracelets touffus des tilleuls. Mes jambes savaient le chemin, les petits cris apeurés des graviers sous les semelles, la froideur des hautes grilles qui clôturaient les immenses bâtisses dressées sur les flancs. Devant moi bondissaient les épais mollets de géant du pont sur lequel reposaient sans bruit les arêtes des rails. Les pierres d'un blanc jaunâtre et laiteux des jambages possédaient encore la saveur douce d'une enfance trop rêvée, abritant entre leurs niches des pigeons chahuteurs. Par-dessus le pont, le ciel caracolait au rythme de l'eau qui s'enfuyait au loin.

Je n'avais pas remarqué l'auberge à ma droite, juste avant de renifler la fraîcheur humide de la hauteur du pont, je n'avais jamais lu son nom enchanteur :

auberge du passeur

« C'est donc cela ! » me suis-je dit, jadis résidait ici un vieux passeur et je suis né à quelques mètres de là. J'imaginais malgré moi l'histoire de ce village orphelin de son passeur, et puis, longtemps après, par un matin blanc d'hiver, revenant de tous les voyages terrestres, semblable à une branche trop souvent courbée, enveloppé dans une lourde capuche de velours, un homme aux traits délavés par les vents et aux yeux transparents comme l'eau s'approcherait timidement de l'épaule d'un villageois occupé à oublier la nostalgie de l'autre rive désormais inaccessible. A peine aurait-il eu le temps d'apercevoir le visage de l'homme que le villageois aurait reconnu entre toutes l'odeur des flots et s'empresserait de colporter la bonne nouvelle à tous, gesticulant et hurlant de joie au milieu des rues : « le passeur est de retour, le passeur est de retour! ». Et chaque habitant ferait semblant d'ignorer le cadavre du vieux passeur qu'ils avaient tous vu autrefois avalé par la gueule du fleuve pour saluer fiévreusement leur nouveau passeur qui ressemblait étrangement à ce petit garçon qui m'attendait depuis toujours, blotti sur la minuscule jetée à l'ombre des arceaux du pont, attendant la main qui le guiderait vers son destin aussi lointain que la destination des eaux qu'il contemplait à longueur de journée.

Je me suis assis sur la margelle fraîche, les pieds pendant plus bas que les siens au-dessus de l'eau. L'enfant était à côté de moi, j'aurais pu deviner les fils de ses cheveux blonds, l'eau tremblante qui agitait ses lèvres, son regard qui sondait les flots sans savoir ce qu'il voyait, sinon le reflet bleu clair du fleuve qui teintait ses yeux. Je sentais son âme frêle et trop légère pour résister aux tempêtes des hommes. Je ne trouvais aucune parole à lui offrir, du reste il demeurait silencieux, de ce silence éclatant et terrible avant que l'affluent des larmes ne rejoigne le désespoir du grand fleuve, ce silence sans âge des enfants sur lesquels le vent de l'ignorance des adultes se déchaîne pour exorciser les démons. J'avais envie d'accueillir sa petite tête fragile et trop lourde au creux de ma poitrine, de tenir ses petites mains tièdes entre les miennes comme les ailes d'un oisillon blessé. J'avais envie de le bercer doucement contre mon cœur, au rythme apaisant de la rivière, de secouer les nuages noirs de l'indifférence pour qu'ils restituent l'âme précieuse qu'ils lui avaient dérobée.

J'aurais pu lui raconter les morsures de la bise de tous ses futurs hivers froids sur la peau que son petit corps n'aurait pas mérité de connaître, la piqûre de la pluie sur les oreilles lorsque les princesses du royaume de mes rêves s'étaient volatilisées, mais dans mon ventre ne coulait que le plomb vulgaire et rugueux de quelques mots qui faisaient frémir ses doigts : « je suis comme toi », ai-je avoué à cet enfant argile de moi-même. Comme lui, l'écorce de ma chair avait conservé les blessures des matériaux abrupts qui construisent le silence de l'âme, des rochers coupants et friables que le temps réduit en cendres de solitude. Il n'y avait qu'une sorte de chant qui commençait à réchauffer mes lèvres, un chant simple et limpide comme le miroir du fleuve les jours de grand soleil, un chant trop merveilleux pour que j'ose lui prêter ma voix. Un chant qui courait sous nos pieds, comme si tous les poissons avaient soudain quitté les refuges obscurs de la rivière pour applaudir de leurs nageoires le murmure persistant de l'eau : « le passeur est de retour... »

 

 

 

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