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RUPTURE par MARQUES Gilbert

RUPTURE

à Véronique et Stéphane, en toute amitié

 

Décor désuet tout emperlé, digne d'un polar de série B des années 30 dans lequel les comédiens évoluaient dans une semi-pénombre couleur sépia. Dans une pièce, un sorte de salon, encombrée de meubles richement sculptés, eux-mêmes surchargés de statues de bronze dans des poses sibyllines, de photos aux cadres poussiéreux, de boîtes de toute nature et de toute matière renfermant du vide, de lampes à pampilles aux éclairages diffus, de bibelots aussi divers que futiles symbolisant un passé oublié depuis longtemps, une jeune femme attendait que se déroule son destin. Aux murs étaient accrochés des tableaux aux couleurs passées à moins que ce n'ait été des aquarelles ou des pastels. Pendaient aussi quelques glaces piquées dont les cadres à la dorure ternie renvoyaient parcimonieusement quelques éclats de lumière. Elles ne reflétaient pas autre chose qu'un fatras amassé au fil du temps.

 

La présence de la jeune femme enfoncée dans un fauteuil crapaud semblait anachronique dans cet environnement d'un autre siècle. La trentaine, plutôt petite, les cheveux noirs coupés très courts donnaient à son visage légèrement arrondi une apparence d'austérité démentie par un curieux regard bleu et rieur. Elle ne parlait pas. Elle ne bougeait pas. Quelque part sur une table basse, un vieux phono déroulait en sourdine une mélopée mélodramatique de Berthe SILVA.  Je crois me souvenir qu'il s'agissait des "Roses blanches" :

" C'est aujourd'hui dimanche la la la la..."

Je ne me rappelais plus du refrain. Je savais seulement qu'à un moment le gosse disait approximativement :

"J'ai pris ces roses blanches

Pour toi Jolie Maman..."

Pendant longtemps durant mon enfance, je m'étais identifié à ce gamin mais c'est une autre histoire...

 

Ici, pas de rose blanche. Uniquement quelques bouquets de fleurs séchées, gris de poussière, disséminés ça et là dans des vases de cristal, de porcelaine ou de biscuit. J'ignorais totalement si dehors c'était la nuit ou le jour. Tirés, les lourds rideaux de brocart masquaient les fenêtres et ne laissaient rien filtrer derrière les volets fermés.

En réalité, je n'avais pas ma place dans cette aventure mais j'y étais pourtant rentré de plein pied, entraîné par les protagonistes qui m'avaient impliqué dans des événements ne me concernant pas. Ils avaient décidé sans me consulter, de me donner le rôle du troisième acteur, peut-être même celui de metteur en scène de leur drame. J'aurais préféré me cantonner à celui de spectateur.

Pour l'instant, avachi dans une méridienne fatiguée, je tenais compagnie à la jeune femme. Compagnie du reste était un bien grand mot puisque je ne parlais pas. Ma seule présence semblait lui suffire. Je goûtais non sans une certaine jouissance, cette parenthèse de paix dans ma vie agitée. Je m'imprégnais de l'atmosphère un peu lourde avec délice. J'essayais d'analyser les sensations que je ressentais. N'y parvenant pas, je renonçais. Je me contentais de flairer le parfum un peu piquant des tapis à la trame usée jonchant le parquet. Le temps était suspendu, pas même le tic-tac lancinant d'une comtoise pour le mesurer... Je ne voyais pas la jeune femme mais la devinais, parfaitement immobile. Je ne bougeais guère plus. Obsédante, une question effleurait mon esprit épisodiquement :

- Qu'est-ce que je fous là ?

 

Invité par la jeune femme dont j'aurais pu être le père, j'étais venu sans idée préconçue. Je l'avais connue par l'entremise d'un ami de mes enfants qui, loin de ses parents, m'avait plus ou moins choisi comme son mentor. Je m'étais au fil du temps attaché à elle comme je m'étais réjoui du couple qu'ils formaient venu s'installer près de chez moi. Je déplorais aujourd'hui que leur entente se dégradât mais dans mes sentiments à leur égard, rien ne changeait. J'aimais bien la jeune femme, évidence !

Sentiment équivoque partagé ! Elle m'attirait moins par sa jeunesse que par son... indécision. Je me plaisais à observer cette quête désordonnée d'elle-même qu'elle avait entreprise. L'âme pas encore polie par l'expérience, elle se cherchait avec une certaine autorité sans accorder de concessions ou parfois, de circonstances atténuantes.

Les êtres torturés m'intéressaient depuis toujours.

- Curiosité presque clinique,

prétendaient certaines de mes relations. Je m'en défendais mais je devais pourtant reconnaître que ces rencontres dues le plus souvent au hasard, me servaient de cobayes pour alimenter mes divagations littéraires. Je me gardais bien évidemment d'avouer ouvertement profiter de telles opportunités d'autant que je m'interrogeais sur les raisons qui amenaient les gens à m'introduire dans leur intimité. Pourquoi m'érigeaient-ils en juge ou en conseiller de leur existence ? C'était là un mystère que je ne parvenais pas à élucider et que je subissais depuis l'adolescence sans pouvoir  m'en... dépêtrer.  Au fil des années, je m'en étais accommodé comme d'une maladie incurable.

 

J'avais la sensation que le compagnon de la jeune femme avait commencé par lui imposer ma présence puis, peu à peu, elle s'était elle-même prise au jeu en me permettant de pénétrer plus profondément que je ne le désirais sans doute, dans l'imbroglio de leurs relations ambiguës et contradictoires. Elle m'avait investi du rôle d'observateur et de guide, de consolateur parfois qu'elle enjôlait. Je n'avais pas eu à accepter ou à refuser. J'avais été mis devant le fait accompli sans possibilité de discuter la décision prise. Je devais impérativement servir de témoin. J'avais donc accepté le sacerdoce qui m'était dévolu sans illusion et sans a priori. En tête-à-tête, nous avions souvent l'un envers l'autre des attitudes ambiguës, étranges, assorties de tendresse allant parfois au-delà de la simple amitié. Elles se traduisaient par des gestes intimes à peine retenus, des dialogues à double sens ou des regards chargés de sous-entendus.

 

La jeune femme et moi attendions patiemment le jeune homme. Je devais en cette occasion servir de médiateur dans une querelle qui les opposait et dont l'issue se dirigeait vers une inéluctable rupture. L'un et l'autre avaient tenu à ce que j'assiste à leurs explications mutuelles même si je savais d'avance que ce genre de discussion ne débouchait sur rien sauf, parfois, un sursis incapable d'enrayer le processus enclenché. J'attendais donc avec quiétude. Je ne me sentais pas vraiment concerné ou plutôt et de façon fugitive, une pensée peu compatible avec ma prétendue neutralité me traversait l'esprit. Quel bénéfice allais-je retirer de cette affaire ? Egoïstement, je songeais à la jeune femme avec qui, ma foi, après peut-être…

 

Pourquoi cette attente me faisait-elle penser aux romans de Paul FÉVAL ou Pierre BENOÎT ? J'aurais été bien en peine de le dire mais le fait s'imposait. Peut-être le décor me ramenait-il vers ces réminiscences d'une époque que je n'avais pourtant pas vécue. Je n'étais pas encore né. Mon esprit vagabondait. Impossible de le fixer sur un point précis. J'aurais dû poser des questions à la jeune femme pour essayer de comprendre pourquoi ils en étaient arrivés à ce point de non-retour mais le problème ne m'intéressait que modérément dans la mesure où sa solution ne m'appartenait pas. Je ne pouvais rien résoudre à leur place, ce n'était pas ma vie. En fait, j'étais impuissant à les aider, je le leur avais dit mais eux refusaient cette évidence. Chacun de son côté m'avait confié ce qui les  préoccupait.  Je savais l'essentiel. Ils avaient séparément puis ensemble insisté pour que j'assiste à leur entretien de mise au point. Sous cette pression, j'avais cédé et m'étais rendu au rendez-vous fixé en me promettant d'intervenir le moins possible. Ce genre d'invitation ne m'enthousiasmait pas outre mesure mais il était trop tard pour la décliner. J'étais là. Je devais par conséquent rester malgré mon peu d'empressement d'être mêlé à quelque chose que je considérais ne pas me regarder. Eux en avaient jugé autrement ; je me rendais à leur avis. En pareille circonstance, je n'avais jamais fait preuve de beaucoup de zèle, décevant de la sorte mes interlocuteurs qui souvent attendaient trop des pouvoirs qu'ils m'attribuaient. Concilier des partis antagonistes trouve rapidement ses limites et les années passant, j'avais perdu mes illusions en ce domaine où le destin s'accomplit malgré tous les efforts vainement déployés pour le contrecarrer.  J'attendais donc sans impatience le proche dénouement.

 

La jeune femme rompit notre silencieux tête-à-tête :

- Veux-tu quelque chose à boire,

me demanda-t-elle. J'acquiesçais en opinant du chef. Elle me servit un whisky sec... Elle connaissait déjà mes habitudes et mes goûts. Elle me remplit généreusement le verre et je dégustais le vieux liquide ambré à petites gorgées, sans mot dire. Elle constata :

- Il est en retard,

mais ça n'avait rien d'exceptionnel. Par réflexe, je regardais ma montre sans tirer de conclusion. Rien ne me pressait. Je m'étais libéré de toute obligation, pressentant que cette affaire risquait de se prolonger fort avant dans la nuit.

 

Evoquant l'absent, je rassemblais tous mes souvenirs le concernant afin de les mettre en ordre. Ce jeune homme blond aux cheveux longs, maigre comme un criquet, au visage taillé à coups de serpe, m'avait été présenté par ma fille. Cela remontait à plus de dix ans. Ses études achevées, il avait quitté la ville pour aller chercher fortune ailleurs suite à une mutation de son père militaire mais nous n'avions pas coupé les ponts. Nous nous écrivions parfois. Nous nous téléphonions souvent. Puis le virus de la région l'ayant repris, il avait souhaité venir s'y établir définitivement en compagnie de la jeune femme qu'il arrachait à la capitale. Il mit son projet à exécution sans tenir aucun compte des conseils de prudence que je me permis de lui donner. Je ne lui en tins pas rigueur. Il était ainsi, têtu, obstiné, râleur, borné, d'un caractère entier ne supportant pas la contradiction, doublé d'une parfaite intolérance et souvent d'une mauvaise foi évidente. Il était plus jeune alors et je pensais que ces travers s'étaient atténués mais à son retour, je fus surpris de constater puis d'apprendre par des détails dans ses attitudes, de son propre discours ou encore des confidences de la jeune femme, que le mal empirait. Je m'aperçus peu à peu, en bousculant sans ménagement sa susceptibilité, qu'il dissimulait derrière cette façade d'intransigeance, une peur panique de tous et de tout. Il éprouvait un incommensurable désir d'être aimé mais s'y prenait tellement mal qu'il hérissait les gens de sorte qu'il obtenait le résultat inverse à celui escompté. Il s'isolait ainsi dans un désarroi moral le conduisant tout droit à la déprime d'autant qu'ayant tout gâché avec la jeune femme, il s'apercevait trop tard ressentir à son endroit des sentiments que son acharnement à la détruire ne pouvaient plus rendre crédibles. Enfermé dans son égocentrisme par crainte d'être à son tour dénigré, faible en somme voulant se montrer plus fort qu'il n'était, il s'automutilait. Quelle dure et insupportable souffrance devait-il endurer pour me révéler enfin tout ça et surtout pour reconnaître s'être trompé ! Je ne me montrais pas très charitable lors de sa confession. Je fis référence à de précédentes conversations au cours desquelles je l'avais mis en garde et j'en concluais sans lui accorder aucun pardon :

- Ne t'en prends qu'à toi. Tu récoltes ce que tu as semé.

Je me souvenais avoir terminé par une sorte de sermon :

Tu connais le proverbe disant  qu'il n'y a pas pire sourd  que celui  qui ne veut pas entendre. Imagine-toi que tu es encore pis parce que tu n'es pas sourd. Tu entends mais n'écoutes pas !

J'espérais sincèrement que cette amère leçon de la vie lui serait salutaire. Je ne pouvais en conséquence pas lui refuser ma présence dans le règlement de cette affaire qui aurait pour but d'expliquer à la jeune femme qui le quittait, les raisons de ce mea culpa tardif. Il m'avait également prié d'intercéder en sa faveur pour essayer de tout arranger même si je lui avais longuement démontré que ça ne servirait à rien puisqu'elle avait pris une décision irréversible de séparation.

J'en connaissais les moindres raisons. La jeune femme me les avait exposées et si je n'approuvais pas vraiment son besoin d'émancipation, je pouvais comprendre, connaissant bien le sbire avec qui elle s'était acoquinée. Elle étouffait, s'étiolait et se voyait insensiblement gagnée par la désagréable impression d'être devenue nuisible, une espèce de parasite. Qu'elle ne supportât plus pareille entreprise de démolition pouvait aisément se concevoir ! Aussi m'avait-elle pour sa part chargé de décrire aussi objectivement que possible les causes entraînant la rupture.

Je me voyais ainsi investi de deux missions contradictoires  qui m'obligeaient à chercher une troisième voie à laquelle je n'avais toujours pas réfléchi alors que l'heure fatidique approchait. Je ne paniquais pas. Je procédais souvent de cette manière, prenant dans l'immédiateté de l'événement la solution la mieux adaptée qui m'était souvent offerte par les protagonistes eux-mêmes. Il suffisait de demeurer attentif pour saisir la balle au bond. En fait, je me montrais en la matière plutôt opportuniste.

 

J'achevais mon second verre lorsque le jeune homme arriva enfin. Il ne s'excusa pas de nous avoir fait attendre, se contentant de nous scruter l'un l'autre d'un œil inquisiteur comme s'il soupçonnait que nous ayons pu profiter de la situation. La jeune femme se troubla alors que je ne prêtais aucune attention particulière à son attitude respirant l'agressivité. Elle ne m'impressionnait pas, m'amusait plutôt.

L'un et l'autre finirent d'un commun accord par s'asseoir et commença alors leur discussion sous forme de mise au point. Ma présence les appelait à un minimum de retenue qui les empêcha de se déchirer une nouvelle fois. Que je fus là semblait les apaiser. J'intervins seulement quand ils me sollicitèrent pour exposer ce que chacun m'avait prié de révéler. Je m'abstins de tout commentaire, n'émis aucun avis, ne délivrai aucun conseil. Résumer la situation, la clarifier, en tirer des conclusions ne relevait pas de mon ressort. La troisième voie que je retins pour sortir de ce bourbier fut celle d'accoucheur. J'aidai tour à tour chacun d'eux à ne rien dissimuler de leurs pensées profondes afin que tout devienne enfin aussi net que possible. Ils ne souhaitaient ni l'un ni l'autre mettre un terme brutal à leurs relations et voulaient développer un prolongement amical en lequel je ne croyais pas après ce qu'ils avaient vécu en commun. Pessimiste de caractère, je n'étais pas enclin à supposer que pareille chose put advenir même si les années m'avaient appris qu'il ne fallait jurer de rien, tout étant possible de la part de la nature humaine.

Comme eux, je n'avais jadis pas su me contenter de demi- mesures. J'avais tranché dans le vif en prétendant que tout m'était dû. La vie, sans me changer fondamentalement, m'avait progressivement amené à plus de raison. J'osais rire aujourd'hui de ce qui m'était apparu intolérable auparavant. Leur dévoiler cette alchimique... mystère que la maturité m'apportait avec une certaine sérénité n'aurait servi à rien. Ils ne l'auraient pas compris et une telle certitude affirmée leur eût parue inconcevable. Je ne prenais plus nos frêles existences au sérieux et plutôt que de pratiquer le cynisme froid dont j’avais été coutumier pendant longtemps, je préférais maintenant manier le paradoxe pour m'installer dans le dérisoire ironique.

Le temps viendrait pour eux aussi, si la chance voulait bien s'en mêler, où ils pourraient examiner avec assez de recul cet épisode de leur histoire sans crainte et peut-être, parvenir à s'en moquer sans éprouver de regret.

Regarder en arrière ne devait pas signifier se vautrer dans l'amertume. J'avais confiance dans la jeune femme qui renaissait et semblait décidée à abattre ou contourner les obstacles qui tenteraient d'entraver sa marche en avant. Je me montrais plus circonspect concernant le jeune homme s'il ne parvenait pas à juguler ses frayeurs.

 

Tout était dit et pour moi, le chapitre clos. Je ne pouvais pas davantage pour l'un et l'autre. Il leur appartenait maintenant de suivre la voie qu'ils avaient choisie même si leurs chemins respectifs divergeaient. Je quittais le décor baroque en les abandonnant à leur solitude pour retourner dans la mienne. Je ne me berçais pas d'illusion : je les garderai comme amis autant de temps qu'ils en manifesteraient le désir mais immanquablement, la vie un jour ou l'autre nous séparerait. Je n'appartenais déjà plus à leur univers commun.

 

Nouvelle tirée du recueil Du blues à l’âme

Gilbert MARQUÈS

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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 570

Coup de cœur : 9 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : BAMBE

Toute la fluidité d'une plume experte pour dépeindre un huis clos autour d'une glauque réalité.Bravo et coup de coeur.