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HOMO PRAGMATICUS par Don_Quichotte

HOMO PRAGMATICUS

 

Prologue

I

 

 

            Lorsque il fut âgé de vingt-cinq ans, il brisa ses chaînes, se leva et quitta comme un somnambule la caverne en escaladant ses trois paliers entassés comme les vieux plis d'un accordéon délaissé et rouillé. Il se leva et quitta maison, famille et patrie pour aller franchir le Rhodus et se délivrer à la quatrième élévation afin de respirer la vraie transcendance et ouvrir ses bras à l'air raréfié au-dessus des immenses tours de Babel où l'humain et le sublime, le matériel et l'immatériel, le rationnel et l'irrationnel font une étrange et complexe alliance.

 

       Il se leva et décida de quitter son univers car il est l'être qui se ‘élève dans un univers second.

 

       Lorsqu'il fut âgé de vingt-cinq ans, il voulut éviter le destin de la foule pour contempler l'unique et vrai univers : « L'Univers de l'Autre ». À son âge Alexandre le Grand et Christophe Colomb n'étaient-ils pas fascinés par l'Autre et son mystère cogita t-il. Aussi le premier trancha le nœud gordien et reçût l'Orient. Le second brisa les chaînes qui ancraient son navire au Vieux monde pour en encrer un Nouveau dans les pages vierges de l'histoire. Ceux-là n'étaient pas impulsifs, fougueux et passionnés tout comme lui ? N'est ce pas un noble caractère ? La clef de l'épanouissement, de la richesse et surtout de la reconnaissance universelle ?

       Il a sans doute oublié que ses idoles, pour éviter la foule, ont du la domestiquer afin de satisfaire leurs dessins personnels. Mais il est encore trop juvénile et trop romantique pour de telles manipulations méphistophéliques.

 

       Peu importe si les temps ont changé et si les conquérants, en fin de compte, n'ont conquis que les musées, quelques ruines délaissées et les neurones de certains esprits nostalgiques. Peu importe qu'il soit solitaire sans compagnons, sans prophétie et sans ange gardien. Peu importe qu'il ait choisi terre, mer ou ciel pour fuir son monde souterrain. Peu importe qu'il ait laissé mère, grands-mères et sœurs sangloter ; père, grands-pères et frères enchaînés. Peu importe qu'il ait abandonné le destin d'une Histoire plusieurs fois millénaire à un apraxique Léviathan nécrophage rongeur imperturbable d'un Esprit gisant, là au milieu de la caverne, comme une carcasse puante sans mouvement.

 

       Peu importe, car il vingt-cinq ans et il n'est pas encore mûr pour un duel perdu d'avance contre son Excellence le Prince, Son Éminence l'éternel pimpant, le Maître local et absolu qui séquestre machiavéliquement la sainte trinité dimensionnelle dans laquelle se meut, enchaînés dans le silence, les ombres somnolentes de la masse autochtone. Masse hébétée par le spectacle quotidien d'un ambidextre marionnettiste dont la dextérité du geste dissimule une geste anachronique et illusoire. Masse enclavée dans une caverne maussade et ténébreuse où les verbes, employés par l'Unique, toujours au futur proche mais Ô que lointain, font une aveuglante et perpétuelle réverbération jupitérienne.

 

       « Le secret de la liberté n'est-il pas dans l'Exode ? » murmura t-il. Voilà une raisonnable et saine entreprise. Voilà la véritable voie de l'Homme. Voilà la véritable voie des maîtres, la seule pour subsumer servitude et regards hautins.

 

       Ses marmonnements, pendant son escalade, arrivent à l'oreille vigilante d'un vieillard soûl mais savant. Un ex-philosophe banni des écoles et des armoires, torturé et condamné à boire du whiskey - encore plus meurtrier que la ciguë - non pour avoir déclaré que la République n'est qu'une télécratie mais pour avoir considéré la jeunesse - les brebis du Prince - comme les lionceaux et les aiglons de la patrie.  

 

       L'ivrogne lui dit « Fiston, voici ma dernière leçon, voici mon testament : mon précepteur, le dernier homme disait : le maître est l'homme qui est allé jusqu'au bout dans une Lutte de prestige, qui a risqué sa vie pour se faire reconnaître dans sa supériorité absolue par un autre homme. C'est-à-dire il a préféré à sa vie réelle, naturelle biologique, quelque chose d'idéel, de spirituel, de non-biologique : le fait d'être reconnu dans et pas une conscience, de porter le nom de Maître, être appelé Maître ».  

 

       «  Je le savais ! répondit-il au vieillard. Je le savais ! Mais ici il n'y a plus de prestige à prendre. Ici il n'y a plus de conscience. Ici il n'y a pas l'autre homme ! Je dois le trouver pour me retrouver moi-même ! »

 

       « Trop tard ! Rétorqua le vieux philosophe déchu, tu es la troisième génération.  Viendra le temps où tu sauras que le prestige, le seul qui revient à nous, misérables habitants de cette caverne, se trouve où bien dans le Livre ou bien dans la bouteille. C'est le Livre ou la bouteille qui te concilieront avec toi-même ! Tout le reste est donquichottesque ! Bon voyage et surtout bon retour. »

 

       Le vieillard bu une dernière gorgée puis dis : « Ah ! Petit, médite sur ce que je vais te dire maintenant avant que tu termines ton ascension vers des monts inconnus et inutiles, mon précepteur, le dernier homme disait dans son testament : aucun individu ne peut dépasser les limites qui lui assigne l'Esprit de son peuple. Il peut bien se distinguer des autres individus mais non de l'Esprit de son peuple. Il peut être plus intelligent que les autres, mais il ne peut pas surpasser l'Esprit de son peuple.  Ne sont intelligents que ceux qui ont pris conscience de l'Esprit de leur peuple et se conforment à lui. Ce sont les grands hommes de ce peuple et ils le conduisent selon l'Esprit général. Les individus disparaissent pour nous et n'ont de valeur que dans la mesure où ils ont réalisé ce que réclamait l'Esprit du peuple. Les individus disparaissent devant la substantialité de l'ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n'empêchent pas qu'arrive ce qui doit arriver...»

 

       « Voilà un discours pour le moins contradictoire, dit le jeune varappeur. Etrange et schizophrène vieillard, il me donne la leçon et son contraire ! Et quel malin de Prince ! Il sait que la ciguë rend la dernière leçon du philosophe éternelle et prophétique, quant au whiskey, il rend les propos confus, contradictoires et surtout rend l'interlocuteur un minable chicaneur ».

 

II

    « L'unique solution c'est l'Exode ! » répéta t-il comme un forcené.

 

       Moïse et Mahomet avaient raison. L'un jeté dans un fleuve devint magicien qui avec un coup d'épée dans l'eau se perfora un chemin dans une mer houleuse vers le Mont transcendantal. L'autre orphelin profane devint métaphysicien dont les mots et les gestes formeront un oracle millénaire pour la moitié de la terre. Au départ ils étaient ignorés. Mais voilà, ils n'avaient rien à perdre, tous deux émigrent et voilà qu'ils sont morts sereinement sur un lit douillet entourés d'adulateurs, craints des ennemis lointains et en tout cas respectés de tous. En un mot ils sont morts comme des Maîtres.  

 

       Quant au rejeton de la sage-femme et celui de la Vierge, ceux là étaient trop casaniers, trop influencés par leurs mères, trop fidèles à leurs siens, trop lettrés pour leur époque, assez candides et insatiablement amoureux du genre humain. Voilà qu'ils sont morts tragiquement lésés et injuriés, pire encore, châtiés comme des dangereux criminels de droit commun, comme des transgresseurs bavards nuisibles au sommeil éternel et paradoxal de la paisible foule.

 

       « Voici la quintessence de l'Histoire ! L'unique et véritable enseignement ! Tout le reste n'est qu'une insignifiante et ennuyeuse éphéméride » s'exclama t-il.

 

       Car même si l'Histoire finira par rendre justice, la vraie, elle la rend toujours après le crépuscule et dans un tribunal vacant tout juste déserté par les chouettes de Minerve. À quoi donc sert d'attendre qu'elle rende une sentence post-mortem aussi équitable soit-elle? Car en cela l'Histoire est aussi fourbe que patiente : elle ne veut surtout pas heurter le jeune esprit de l'époque encore laiteux, assez naïf et en tout cas mal rodé pour le mouvement. L'Histoire est un juge mais pas n'importe quel juge. C'est un juge qui ne délivre jamais le verdict, son verdict, qu'une fois la foule immature et revancharde se disperse pour subvenir à ses désirs les plus immédiats et les plus bestiaux. Car aussitôt après, la foule devient amnésique et oublieuse, aussitôt après la foule aura la mémoire courte et aussitôt après l'opinion portera le sceau de la vérité.

 

       Quelqu'un se lèvera t-il après le crépuscule pour crier à l'imposture ? Elles, foules et Histoire, le traiteront de fou nostalgique fils d'une matinée passée et révolue ; un lépreux anarchiste qui doit être jeté en quarantaine durant le restant de sa vie ; un insatiable parmi la foule qui n'a pas pu assouvir ses désirs et qui demande des comptes à l'Histoire et à ses semblables ; un tyrannique qui cherche quelque proie dont il puisse s'emparer par fraude ou par violence.

 

       Verdit du juge : « Attendu les troubles de fait. Attendu les troubles pour la fête quotidienne et noctambule des petites gens boulimiques et indifférentes. L'accusée est coupable ».  

 

       Un verdict et non point une justice.

 

       Moralité : « il faut escalader la caverne en silence sans faire de bruit et surtout sans dire à personne ». C'est ce qu'il a fait ou presque.

 

       Il avait vingt-cinq ans, il a vu, il s'est levé et il s'est enfuit.

 

       Le chemin inverse de César. « Second à Rome et non premier dans mon village, dit-il ».  

 

       Car l'Autre l'attend. Du moins le croyait-il.

 

III

             

            La caverne reculerait. Un beau et majestueux forum a ciel ouvert éclairé par un soleil éternel s'approchait. C'est bientôt la quatrième dimension. C'est bientôt l'univers de l'Autre, là où les hommes n'ont de « Prince » que la Raison. Un prince démonstrateur qui allie à la fois expérience et cogitation. Un prince qui ne parle qu'au présent. C'est-à-dire le futur proche pour lequel il a été élu depuis peu. Bref un mandataire qui doit rendre des comptes à ses mandatés sous peine d'impeachment. Car dans cette dimension le Maître c'est le citoyen.

 

       Il cherche l'Autre et voilà qu'il se trouve lui-même cet Autre. Il est devenu l'Autre. Car le citoyen le regarde ainsi, le regarde en tant qu'Autre (... à suivre.) 

 

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