Elle venait d’atteindre la rive.

Un dernier regard à cette vaste étendue d’eau dont elle s’extirpa, prenant appui sur ses deux bras, avant de poser un premier pied, précautionneusement, sur la terre ferme, avant d’engager le second pied, accroupie, et de se relever tout en douceur.

Elle n’en revenait pas d’avoir autant de doigts qui s’agitaient au bout de ses curieuses extrêmités, et les compta : dix au total, avec deux grandes jambes, si fines, qui lui servaient à se mouvoir, à arpenter la terre. Et qui allaient lui changer la vie.

Elle avait quitté l’eau.

Au loin, elle apercevait la porte. Celle dont on lui avait parlé. Qu’elle devait franchir pour aller chercher son armure.

La vieille porte tenait dans un bien étrange espace :le vide. Rien autour . A part quelques souches. Ses pupilles s’habituant progressivement à la clarté du soleil, elle pouvait discerner le chemin sablonneux qui la conduirait en haut des dunes.

Franchir cette porte pour passer de l’autre côté.

Quand elle l’ouvrit, elle se retrouva dans une pièce assez sombre, éclairée par la lueur de bougies plantées sur des chandeliers.

La pièce était assez rudimentaire.

Face à elle, un vieil homme assis sur un tabouret.

Une table devant lui.

Il lui désigna le deuxième siège, et l’accueillit ainsi :

-« Prenez place, chère « La Guerrière », je vous attendais.

Je vais être bref.

Vous savez que vous arrivez au pays des dragons.

Ma mission à moi, Tho le Torturé, est donc de vous procurer des armes.

Mais avant toute chose, asseyez vous, et étudions vos Pierres-Figures. Je vais vous en faire la précieuse lecture, divinatoire.

Celle-ci nous renseignera sur les différents obstacles que vous aurez à surmonter.

Ne perdons pas de temps en d'inutiles questions »

Il lui tendit un petit sac dans lequel il lui ordonna de plonger sa main.

« -Maintenant sortez-moi trois figurines. »

Elle s’exécuta, faisant preuve d’une obéissance qui l’étonna elle-même. A tâtons, elle choisit un premier petit caillou, tout lisse, enfin c'est ce qu'il lui sembla, doux et chaud au toucher, qu'elle tendit à Tho.

«-Voyons voir : votre première Pierre-Figure :

La Méduse ! » claironna-t-il.

L’homme sourit, découvrant ses larges dents jaunies :

« C’est le rite de passage.

Vous devez défaire le noeud qui vous lie encore à votre ancienne vie.

Et pour cela, il vous est demandé de désosser la Méduse. C’est un travail très ardu. Hi,hi,hi.

Travailler... sur le mou et le dur...

Le poison... pourra naître dans le cœur. »

La Guerrière, décontenancée, afficha une moue incrédule, ne comprenant pas la moitié de ses paroles, quant aux images… il allait lui falloir faire preuve d’une très grande inventivité pour désosser une méduse..

Il sembla lire dans ses pensées :

« -Chère La Guerrière, car c’est ainsi que ceux de la Haute Mer vous ont surnommé : les eaux profondes, mais vous ne les avez jamais quitté ! Alors il vous faudra rompre avec votre passé.

Tiens déjà, commençons par vous trouver un diminutif… voyons, voyons… »

Il prit un petit papier, et à l’aide d’un petit morceau de charbon, dessina d’étranges symboles.

« -Va pour Guée !

Le e muet, ajouté à votre diminutif, c’est pour vous rappeler que vous êtes une femme, cligna-t-il de l’œil. Car combien deviennent persuadées, au fil des combats, qu’un membre viril leur pousse entre les deux jambes, hi hi hi. 

Continuons, chère Guée»

A sa demande, elle piocha la seconde Pierre-Figure, plus rugueuse, froide au toucher.

 « -La Vieille à la Canne ! » annonça-t-il. Son visage s'illumina:

« -Ah oui, dit-il, quand on voit une vieille dame si affable, vulnérable, fragile, attendrissante, on a si souvent envie de l’aider, à traverser la route, hi hi hi.

Mais connaissez-vous tous les secrets de son bâton ? demanda-t-il brusquement, lançant sur Guée deux grands yeux exorbités.

Il peut frapper, blesser, tuer… ou montrer le chemin… avec ses deux extrémités »

Tho le Torturé fut pris d’une quinte de toux. Il bleuit, toussa, cracha dans sa main et en extirpa une mouche bleue. Il ne s’en étonna guère.

C’est vrai qu’il y avait des mouches, dans cet endroit.

Certainement lié à l’odeur

Elle ramena son regard sur la table et sur Tho.

A sa place se trouvait un gamin.

« -Mais, petit, dis-moi où est passé celui qui doit me fournir des armes? »

Le gamin rit aux éclats :

« -Mais c’est moi : Tho le Torturé. Oh la la, si tu savais ! J’en peux plus de cette apparence de vieillard ! Alors de temps en temps, je me change en petit enfant, j’adore jouer. 

 Voyons ta troisième Pierre-Figure : ah, enfin le Dragon Blanc! Passionnant ! Ah la la, tu ne seras pas venue pour rien.

Voili, voilà. »

Guée marqua son étonnement :

« - Et c’est tout ce que tu as à me dire, petit Tho ?

-Oui, car tout dépend des leçons que tu auras tirées de tes rencontres avec la Méduse et la Vieille à la Canne. Si, bien sûr, tu en as tiré quelque chose de constructif, ton dragon pourra devenir ton allié, si tu n’as rien compris à rien de rien du tout... , alors ce sera un redoutable ennemi, voire le pire que tu aies rencontré!

Soit la bénédiction, soit… la catastrophe. 

-Heu?

-Tu viens de l’eau pour rencontrer le feu, donc… »

Méditatif, il leva les yeux au ciel, cherchant les mots qu’il était autorisé à lui dire, mit le doigt dans son nez, y fourragea un court instant, en sortit une petite crotte de nez gluante, qu'il introduisit dans sa bouche. Puis, après cet instant de méditation, il lui confia:

« Tout ce que je peux te dire, c’est que tu vas souffrir, alors ta souffrance, vis-la, puis la laisse aller, partir.

Du courage. Sers-toi de ton courage d'enfant."

En signe d'incompréhension, Guée haussa les épaules, se gratta la tête, fronça les sourcils:

"-Je ne comprends pas ce que tu veux dire…, je n’ai pas l’intention de souffrir… et d'abord, je ne suis pas ici pour ça, et enfin... explique-moi, clairement,  ce que tu veux me dire »

Alors le petit se leva, s’approcha de la guerrière, et tira d’un coup sec sa longue chevelure. Elle se retourna aussitôt.

« -Aïe, petit, mais ça va pas ? Tu es complètement puéril ! »

Il partit se réfugier sous la table, en étant plié de rire.

« -Oui, j’adore faire ça aux filles. Ca me détend. »

Puis il se mit de nouveau à tousser reprenant son apparence de vieux. Se releva péniblement, retourna s’asseoir.

-« Pourquoi vous m’avez fait mal Tho ? 

-Ah, pourquoi ? Il vous faudra demander à l’autre partie de moi-même

-Oh, facile, vieux…vieux… bredouilla-t-elle, en colère.

-Simplement, avez-vous compris ? La douleur, vous ne l’avez pas réfréné, vous l’avez ressenti, vous l’avez vécu, puis vous l’avez laissé aller, rejoindre le passé, sans la retenir… Mais: Elle vous a fait réagir.

Si vous ne me comprenez toujours pas, je peux vous faire une autre démonstration…avec une plus grande douleur: cette bougie, par exemple… ?

-Oh, non, pas question… d’ailleurs, je n’ai plus de questions! ».

Guée se renfrogna.

Il sourit.

-« Maintenant, allez.

-Ah, si, se ravisa-t-elle, finalement, j'ai une dernière question : et mes armes, où sont-elles ?

-Rien ne vous servira mieux que ce que je vous ai dit. Ayez confiance.

-Mais, ils m’ont dit que j’aurais une armure, un cheval…

-Ah oui, et vous les avez cru.. ? Elle est bien bonne celle-là, hi, hi, hi.

Bienvenue dans notre monde ! Hi hi hi. »

Il se leva, invita Guée à en faire de même.

Après l’avoir dévisagé, il la contempla de haut en bas, il lui dit :

« -Un dernier conseil: votre passage du monde aquatique au monde terrestre vous a réussi, jugea-t-il avec un regard de connaisseur.

Oh, ne craignez rien de moi, je suis désormais un vieillard. Oh, ne craignez rien du gamin, non plus, il n’est même pas pubère.

Mais vous êtes nue. Et dans ce monde, il faudra vous habiller. Passez cet habit, sinon, je crains que vous n’ayez beaucoup plus à affronter que des dragons.

Les hommes en rut sont redoutables. Hi,hi,hi

Ah, et puis, pensez à vous laver régulièrement. Vous avez encore cette odeur de poisson  sur vous. Odeur que nous n’apprécions pas, ici.

Et qui attire les mouches… »

Puis, il la poussa vers une deuxième porte, jusqu’alors invisible.

S’y engouffrant, elle se retrouva au milieu d’une immense prairie. Seule.

Au loin, des collines, et une forme s’en détachant. Une cité.

Guée emprunta donc le seul chemin caillouteux existant, qui la mena à un croisement. Là où l’aventure débuterait.

(Un panneau lui indiqua, que si elle allait tout droit, elle arriverait à la cité de la Méduse 1. Souriant, elle se dit qu’elle allait suivre la volonté des divines Pierres-Figures. Par simple curiosité, elle regarda  tout de même le panneau planté à sa droite : « Cité de la Méduse 2 ». Décontenancée, elle jeta, alors, un rapide coup d’œil au dernier panneau : Cité de la Méduse 3.)

Oracle ou pas, se dit Guée, c’est à moi, et rien qu’à moi de prendre une décision.

Ma décision…

Mais tous les chemins menaient à la Méduse.

Alors elle emprunta le chemin 1.

« Il faut bien commencer par quelque chose », se dit-elle…