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Mort et crédit par matt

Mort et crédit

Mort et crédit

 

Longtemps, j'ai lu Proust de bonne heure. Et puis j'ai arrêté. Parce que je suis mort. Un fan de Céline m'a logé une balle dans le crâne et ne m'a pas fait crédit de ma mort. Il a fait un tout petit trou. Du beau boulot. Rien à dire. Un pro le mec. Il est arrivé par derrière. Peinard. Il a gentiment appuyé son canon sur l'arrière de ma tête et pouf.

Depuis un moment je ne lisais plus Proust. Je n'en avais plus le temps depuis qu'un client m'avait branché sur une drôle d'affaire en fait. Une affaire qui tombait au bon moment parce que j'étais présentement complètement fauché. Il avait pénétré dans mon bureau aux aurores et m'avait asséné une affaire. Un travail, quoi. Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous. Le bla bla habituel. Je veux un type discret : Lisez tout Céline ! Monsieur, au plaisir. Et il était reparti, me laissant une enveloppe kraft sur le bureau avec vingt mille balles dedans et Voyage au bout de la nuit en NRF.
Je m'y étais colleté tout de suite. Je l'avais déjà commencé une ou deux fois. Pas moyen. Page 150-200, il me tombait des mains. Mais à ce prix là, je voulais bien le lire sur une jambe. Je pris une bonne douche et me fis une bonne petite cafetière. Clopes à portée de mains et à moi la fortune. L'Afrique, ballades à Paris, New-York. Et plus moyen. Impossible de continuer. Je regardai quand allait finir le chapitre pour faire une pause et le voyant à trente pages encore, le livre me tomba des mains. Je me mis alors à flâner dans l'appartement. Ne sachant trop où porter mes pas. Je fumai clope sur clope et sortis faire un tour. Le soir, pas possible de m'y remettre. J'eus un mal fou à m'endormir.
Je me réveillai tôt. Mal dormi. Sommeil perturbé par une drôle de sensation de mauvaise conscience et de fainéantise. Je pris immédiatement le bouquin et me mis à le dévorer. Je n'avais qu'une crainte : le mec entrait et me voyait à la moitié du bouquin. Récupérait son fric et me riait au visage. Il partait alors en me laissant le joli bouquin beige en cadeau. Je dévorai donc.
Il vint deux jours plus tard. J'avais fini le bouquin la nuit même. Je n'avais pas décollé. Il me félicita. Me demanda ce que j'en avais pensé. Ne me laissa pas le temps de répondre et me jeta une nouvelle enveloppe sur le bureau. Depuis sa dernière visite, trois jours s'étaient écoulés et j'en avais passés deux plus une nuit entière à lire Voyage au bout de la nuit. Je ne voulais pas regarder dans l'enveloppe. Je finis par l'ouvrir quand même et tombai sur Guignol's band et deux cent mille francs. Je me mis à pleurer et me saisis du bouquin, résigné. Lorsqu'il revint trois jours plus tard. Il me félicita plus chaudement que la première fois. Un peu de chaleur ne me faisait pas de mal. Il faut dire que je n'avais rien mangé depuis trois jours et que je grelottais sérieusement. L'enveloppe suivante contenait huit cent mille francs. Je lus Féerie, versions A, B et B'.
Vingt jours s'étaient écoulées et je venais de terminer Mea Culpa. Tous les trois ou quatre jours, il venait, vidait mes cendriers, déposait une enveloppe et partait en me souhaitant une bonne journée et une bonne lecture. Invariablement. Je m'inquiétais un peu car j'avais l'impression d'avoir fait le tour de l'œuvre romanesque de Céline. J'essayais de repérer des indices sur l'ensemble des ses écrits dans les biographies. Je ne me levais alors quasiment plus. Café, cigarettes. Je n'étais plus sorti depuis vingt jours. Je grelottais et commençais à sérieusement délirer. Les personnages des romans prenaient vie et s'emparaient de mon corps en rigolant. Ils se le partageaient ensuite en lambeaux équitables - cela semblait extrêmement important pour eux - et à loisir, jouaient avec ou les mangeaient. Certains en faisaient même des infusions. Pendant mes brèves phases de repos, je les entendais ricaner encore. Par contre, j'étais riche.
Lorsqu'il entra ce jour là, pas un mot. Rien. Il déposa une grosse enveloppe au pied de mon lit. A l'intérieur, quatre millions de francs et un livre. Je m'en saisis mais n'osai pas en regarder le titre. Je le connaissais. Je commençais Mort à crédit dès qu'il claqua la porte. Je le savais encore derrière. Tapi. Prêt. Au bout de vingt pages. Impossible. Je ne pouvais plus continuer. Le livre m'a glissé des mains et j'ai entendu la porte s'ouvrir dans un souffle.

Et puis il m'a dit : « alors, vieille baderne, encore dans tes bouquins. Celui là alors, on le changera pas. » et il m'a donné une tape sur l'épaule.
Non. Je déconne. Il m'a tué. Sans un mot. Un tout petit trou bien propre.

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Style : Nouvelle | Par matt | Voir tous ses textes | Visite : 1288

Coup de cœur : 11 / Technique : 10

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